Le sens de la mesure est à la fois un bien qu’il est fortement recommandé d’avoir dans sa besace en même temps qu’il est difficile à acquérir par les temps qui courent. Tout ce qui est hors de proportion est regardé avec méfiance. Signe des temps, les excès de Gargantua et Pantagruel ne sont plus enseignés à l’école. Bénis soient les biens proportionnés.

Au commencement étaient les mathématiques. Il existe un rapport de proportion arithmétique entre 1/2 et 4/8. Qui n’a pas entendu parler de la « règle de trois » ou « règle de proportionnalité » qui permet à partir de trois des nombres de trouver le quatrième : 1 = 4 x 2 /8. De là, s’opère la bascule vers la « règle de droit ». Datant du code d’Hammourabi et popularisée par la Bible, la loi du dite du « talion » – du mot latin « talis », tel, pareil – en est peut-être la formulation la plus célèbre : « œil pour œil, dent pour dent ». Il s’agit d’une innovation majeure dans le fonctionnement de la justice. Si tu me voles une brebis ou une belle-mère, tu n’es pas tenu de m’en rendre trois mais simplement une. Beaucoup n’y ont vu qu’un principe d’équivalence sans discernement, ni humanité, profitant de l’occasion pour attaquer le peuple juif. Dans le « Marchand de Venise », Shakespeare transforme ainsi Shylock en individu déterminé à faire respecter strictement le droit, en l’occurrence un contrat qui autorise à prélever une livre de chair humaine d’un mauvais payeur. Or, la tradition juive montre que cette règle dépasse justement l’apparente correspondance brute.
Il n’est en effet pas question qu’un homme qui a perdu un œil puisse réclamer que le responsable de son malheur ait lui-même un œil crevé. Œil pour œil n’est pas une règle de justice aveugle. L’idée est plutôt d’octroyer à la victime un dédommagement pécuniaire en contrepartie du préjudice qu’elle a subi. En fait, le principe d’équivalence se heurte à un autre principe, celui de préservation de la vie et plus précisément ici de l’intégrité physique. L’indemnisation en espèces sonnantes et trébuchantes est finalement un compromis entre ces deux principes. C’est surtout en ce sens que la loi du talion se rattache à la proportionnalité juridique. Dans le sillage d’Aristote qui associe proportion et juste milieu, les juristes définissent la proportionnalité comme « un mécanisme de pondération entre des principes juridiques de rang équivalent, simultanément applicables mais antinomiques ». Illustration en ces temps de pandémie, la politique de santé publique, c’est-à-dire la défense de l’intérêt général, est susceptible de brider les libertés individuelles : masques, confinement…
L’évaluation de la politique gouvernementale est complexe, d’abord parce qu’il n’existe pas de précédent, ensuite parce que les études scientifiques sur l’efficacité de telle mesure ou telle autre sont parfois contradictoires, et enfin parce qu’il est toujours possible de se disputer autour des mêmes chiffres (« OK le confinement marche mais regardez les effets du confinement sur les enfants »). Est-ce que nos dirigeants nous empêchent de vivre ? N’y aurait-il pas moyen de faire autrement ? Est-il sûr que l’ouverture des restaurants italiens augmenterait significativement le taux de reproduction du virus ? Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que, dans certains pays, des associations aient entamé des recours en justice au nom du principe de proportionnalité. Le couvre-feu sauve-t-il suffisamment de vies pour justifier que nous soyons privés de pâtes et de pizzas. N’y a-t-il pas disproportion ? Chaque camp défend son point de vue avec les éléments d’information qui lui conviennent le mieux. L’équilibre entre les deux principes est précaire.
La question de l’« usage disproportionné de la force » est également très à la mode. Dans ce cas, ce sont la nécessité de faire respecter l’ordre public et la protection des libertés fondamentales qui s’opposent. Dans une démocratie moderne, tout le monde trouverait scandaleux que l’on tire au bazooka contre un manifestant qui se contente de narguer les autorités en lui adressant fièrement un doigt d’honneur. Même s’il s’agissait d’un Noir aux Etats-Unis, ce serait inacceptable. Le plus souvent, il n’est pas évident de trancher et le débat prend alors une tournure très technique ainsi que l’utilisation des lanceurs de balle de défense (LBD) à l’époque des « gilets jaunes » le montre : formation des tireurs, angle de tir… Ce qui rend la problématique encore plus épineuse est l’intolérance croissante que nos sociétés éprouvent envers le recours à la force physique. Etant donné la chute drastique du nombre de jours de manifestations en un demi-siècle, il n’y a aucune raison de supposer que le nombre de bavures policières a augmenté. Outre la diffusion d’images de ces scènes, ce qui a changé est notre hyper-sensibilité.
La meilleure façon de le vérifier est de porter un regard sur la guerre où, comme le disait George Patton, l’objectif est pourtant de faire en sorte que le type d’en face meure en héros pour son pays. Les conflits militaires à l’ancienne sont terminés. Vive les guerres propres ! Les criminels nazis ont été justement châtiés à Nuremberg – les plus voyants d’entre eux plus exactement. Cependant, à l’aune des critères désormais imposés aux belligérants, les dirigeants politiques (Roosevelt, Churchill, Staline) et militaires (Eisenhower, Joukov) des forces alliées auraient dû eux-aussi être jugés. Pour les bombardements des villes allemandes comme Dresde, sans même parler d’Hiroshima, ils étaient passibles de crimes de guerre. Or, non seulement ils n’ont pas été condamnés mais ils ont donné leurs noms à des avenues partout dans le monde. De nos jours, il n’est plus possible de s’en prendre à un ennemi sans avoir vérifié au préalable qu’il porte un uniforme distinct bien repassé, qu’il est clairement en train de nous viser, qu’il a préalablement fait l’objet de trois propositions sincères de cessation des hostilités, qu’aucun civil ne pourrait être touché par notre action et que les armes que nous utilisons figurent sur la liste autorisée. Pour faire la guerre, il nous reste au moins les jeux sur console. C’est ce qui s’appelle une consolation.
La maxime :
Nous entrons dans un air raffiné
Où seuls les rhumes seront carabinés