KAKISTOCRATIE

Oui, chef. Bien, chef. A vos ordres, chef. Quand la hiérarchie éructe et vous postillonne dans le cou, vous n’avez effectivement d’autre choix qu’obtempérer. Mais, quand elle se fait un peu moins pesante, rien n’empêche de s’interroger sur le niveau de compétences de ceux qui ont le pouvoir d’envoyer allègrement la structure dans le mur.

Nous voici revenus à la lancinante question : quand on parle d’« autorité compétente », s’agit-il d’un pléonasme ou d’un oxymore ? Tel un unijambiste sur un fil au-dessus du vide, le sociologue Diego Gambetta s’est lancé dans une comparaison osée entre les organisations criminelles et le fonctionnement du système universitaire. Dans les deux cas, il emploie à dessein le mot de mafia. Le propos est délibérément provocateur. Ainsi il y aurait des similarités entre don Corleone et un quelconque parrain œuvrant à l’université – on n’ose dire sévissant dans tous les sens du terme. La thèse est stimulante sur le plan intellectuel. Des analogies sont possibles mais de sérieuses failles apparaissent indépendamment du fait que le rapprochement n’est vraiment pas charitable pour les membres de la Cosa Nostra, de la ‘Ndrangheta et autres organisations du crime organisé.

Résumons le raisonnement de Gambetta. Dans une organisation mafieuse, tout repose sur la fidélité des membres. Le respect d’un code d’honneur est primordial. Il permet de s’assurer que personne ne fera jamais défection. Le coût d’une transgression des règles est la mort. Chacun doit comprendre que l’action du groupe est plus importante que les intérêts personnels. Dans ces conditions, les procédures de recrutement privilégient davantage le sens du devoir et la reconnaissance que les qualités d’intelligence et de productivité. Les mafieux se rient eux-mêmes de comportements ridicules auxquels l’obéissance aveugle à des ordres peut les conduire. Une mauvaise compréhension des consignes est susceptible de provoquer une catastrophe. Ces anecdotes viennent renforcer la culture de l’organisation, la sacralisation de la règle.    

Les points communs ne manquent assurément pas avec l’université. Des clans y prospèrent et sont en concurrence les uns avec les autres. Un baron de l’académie qui adoube un jeune doctorant fait de lui son obligé. Le nouvel arrivé entre à son service. Dans les guerres entre coteries, on doit avoir la certitude que les porte-flingues accompliront leur besogne sans renâcler, que les renvois d’ascenseur se produiront au moment attendu. Lors des commissions de sélections des nouveaux membres, les arguments qui se font entendre sont du style « c’est à mon  tour de recruter un de mes poulains » ou « si tu votes contre untel, je te soutiendrai l’an prochain ». Les qualités des candidats sont tout-à-fait accessoires dans ces affrontements. Pour que le système fonctionne, chacun est tenu de respecter sa parole, ses engagements vis-à-vis des chefs.

Bien sûr, la violence est habituellement symbolique à l’université. Les bains de sang sont rares. Il arrive qu’une personne meure mais il s’agit alors normalement d’un suicide. Il faut pouvoir résister à la pression et tous n’en sont pas capables. Ces affaires sont d’ailleurs peu médiatisées et, de toute façon, les jurys de pairs blanchissent mécaniquement celui qui est accusé d’avoir poussé un peu fort le bouchon dans le jeu des hommages à présenter. L’« affaire Lorne » qui s’est déroulée à l’université de Brest dans le département de philosophie en est la meilleure illustration. En tout cas, selon Gambetta, privilégier l’intégration à son équipe finit par susciter à terme l’émergence d’organisation gouvernées par la médiocrité. C’est ce qu’on appelle le règne des « kakistocraties », « kakistos » signifiant « pire » en grec et « cratos » « pouvoir ».

La relative sévérité de Gambetta envers les organisations mafieuses doit être mise en perspective. A la différence des universités dont l’existence n’est pas menacée, leur survie même est en jeu. Comme elles désobéissent ouvertement à la loi, le but du gouvernement est de les faire disparaître. Dans ces conditions, il est compréhensible qu’une stricte discipline soit indispensable. Si l’on recherche une proximité entre la mafia et un autre type de structure organisationnelle, c’est peut-être plus du côté de l’armée qu’il faut la chercher. Les petits soldats doivent être capables de réagir de façon mécanique, sans réfléchir, afin de garantir l’efficacité maximale. L’accomplissement de gestes grotesques – le salut des officiers dans l’armée, les rites d’automutilation dans la mafia japonaise – envoie un signal fort aux autres membres du groupe : nous sommes solidaires et prêts à nous sacrifier au nom de la cause commune. Nous sommes courageux.

L’exigence de résultat implique une lutte constante contre les décérébrés. Le but n’est certes pas toujours atteint mais, pour contrôler le trafic de drogue ou vaincre l’ennemi, il faut être efficace. C’est pourquoi la mafia et l’armée embauchent de nos jours des personnes diplômées, ingénieurs et techniciens supérieurs, pour les tâches d’une grande complexité. Dans les universités françaises, c’est le contraire puisqu’aucune épée de Damoclès n’est suspendue au-dessus des membres des clans. En l’absence de toute contrainte, le système est gagné par la sclérose et aucune limite n’est posée à sa dégénérescence. Le fait que des experts bardés de diplômes se trouvent à sa tête interdit une vraie critique. C’est pourquoi l’Etat a sagement opté pour un modus vivendi avec l’université : vous faites quelques menues économies et nous vous fichons la paix. Et l’Etat tient sa parole. Il a récemment retiré tout prérequis pour être recruté professeur d’université. Les critères imposés étaient en effet perçus en interne, non comme un gage de qualité, mais comme une entrave aux petites magouilles.    

Pour comprendre la vie militaire, « Le brave soldat Chvéïk » de Jaroslav Hasek est un incontournable. Il narre les aventures d’un garçon candide dont l’admiration sincère pour l’armée lui vaut des mésaventures hilarantes et, comme il est le seul à croire indéfectiblement en l’uniforme, personne ne le prend au sérieux. Pour ce qui est de l’université, elle a été remarquablement croquée par David Lodge dans le magistral « Un tout petit monde », à l’humour grinçant. Il s’agit d’un regard distancié de chercheurs désillusionnés et même cyniques. Fondamentalement, les plus comiques sont ceux qui, à la manière du soldat Chvéïk, croient en la justesse du système. Surtout ne pas les réveiller. Ils sont attendrissants.

La maxime :

Regagner sa faculté

à critiquer les facultés

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