FAUT-IL VRAIMENT IGNORER L’IGNORANCE ?

Pour Socrate, il y avait pire que l’ignorance…  c’était la double ignorance, à savoir ne pas être conscient de son manque de connaissances. Autrement dit, si A croit qu’il sait, mais à tort, il se trouve dans une position inférieure à B qui sait au moins qu’il ne sait pas. On se console comme on peut. Au village sans prétention, l’ignorance a mauvaise réputation. A raison ou à tort ?     

De tristes sires prétendront que le phénomène commence dès l’école qui préfère mettre l’accent sur le vivre-ensemble, la dimension collective, le respect du groupe, plutôt que sur les apprentissages individuels. Sans entrer dans ce débat d’une actualité toujours brûlante, bornons-nous à constater que notre société démocratique et ouverte ne stigmatise guère l’ignorance à l’âge adulte. La prise de parole en société n’exige aucun prérequis. Elle débute fréquemment par la formule introductive : «  ce n’est pas parce que je n’y entends rien que je n’ai pas le droit de l’ouvrir » – la bonne réponse étant alors « évidemment, parlez, je vous en prie » et pas « parce que vous êtes sourd en plus ? »  La demande pressante de démocratie participative n’est pas accompagnée d’une réflexion sur la légitimité des avis qui y sont exprimés ou sur le niveau de connaissances qu’elle implique. Ce que ses partisans les plus chauds retiennent surtout est qu’ils disposent enfin d’un moyen sexy de court-circuiter la démocratie représentative tant honnie. A ce titre, ils sont sur la même longueur d’onde que les sondeurs avec leurs questions sur la chloroquine, la taxe carbone, la guerre entre sunnites et chiites, la culpabilité de Nordhal Lelandais…

L’ignorance est habituellement perçue de façon négative. Certes, certaines franges de la population n’hésitent pas à critiquer les intellectuels, leur reprochant de s’être mis en orbite dans la stratosphère, loin des réalités de la vie des gens, mais elles demeurent assez minoritaires. Le propos n’est pas de se lancer dans un éloge de l’ignorance ou à procéder à sa réhabilitation morale mais de la présenter sous un autre jour. Dans la bible chrétienne, Matthieu annonce vaillamment la couleur : « heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! ». Il suggère par-là que les benêts ne s’amusent pas à couper les cheveux en quatre, que les subtilités qui leur échappent leur rendent finalement la vie plus agréable et leur évitent bien des préoccupations. Leur incapacité à envisager des conduites tordues les protège paradoxalement du péché. Dans une fameuses chanson déjà mentionnée sur ce blog, Fernandel fait écho à cette interprétation : « on m’appelle Simplet / l’innocent du village / doux comme un agnelet / je mène la vie d’un sage ». Effectivement, dans les temps anciens, l’idiot de la communauté était pris en sympathie. Même quand il racontait des bêtises, tout le monde savait qu’il ne pensait pas à mal.

Dans le cas qui vient d’être décrit, l’ignorance renvoie à une simplicité d’esprit qui confine à la stupidité, à la sottise ou au crétinisme mais le mot possède d’autres acceptions. Il peut par exemple renvoyer à un individu confronté aux limites du savoir, éventuellement de son propre savoir, mais sans que son intelligence n’apparaisse sur la sellette. C’est en ce sens que plusieurs philosophes ont décidé de s’approprier l’ignorance dans leur construction théorique. Ainsi, John Rawls a associé son « voile d’ignorance » à une position originelle, à une sorte d’état de nature. Par ce biais, le lecteur est invité à faire abstraction de sa condition personnelle, de son niveau de richesses, de son métier, de sa nationalité ou plus largement de ses goûts. Tous ces éléments, il est supposé ne pas les connaître. C’est une manière de s’assurer que l’endroit d’où l’on parle, comme disent les sociologues, est le même pour tous. A  partir de là, l’objectif est de concevoir de règles de justice acceptables. Au bout du compte, la méthode de Rawls vise à écarter les arguments qui, sous couvert de défendre les libertés individuelles, soutiennent les inégalités de tous types. Ne sachant pas si l’on appartiendra au groupe des dominants au moment où l’on soulèvera le voile, on n’a aucunement intérêt à valider des règles qui entérineraient leur supériorité.

Dans cette configuration, les seules inégalités tolérables, liées à une forme de mérite, doivent « procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société ». Il est toutefois plus important de se focaliser ici sur les libertés individuelles, qui occupent une place centrale dans le modèle rawlsien. Aussi valorisées soient-elles, il ressort que des limites leur sont posées… il s’agit des libertés des autres personnes. On écarquille les yeux car la surprise est de taille. D’aucuns sont en effet convaincus qu’une liberté doit être absolue, sans entrave. Sinon, elle n’en est qu’une pâle imitation. Après tout, nos droits nous ont été attribués à la suite d’un long processus historique. Dans les monarchies de droit divin, les rois n’avaient pas de compte à rendre. La démocratisation n’est rien d’autre qu’une diffusion de leurs droits à l’intérieur du corps des citoyens. Bref, il est « interdit d’interdire ». Pour illustration, le « pass sanitaire » réduit le périmètre des droits des antivaccins et le risque de contamination d’autrui n’est pas leur problème. Pour sortir de ce discours si parfaitement rodé, le « voile de l’ignorance » est d’un immense secours. Il permet de revenir aux fondamentaux, aux basiques et de lutter avec efficacité contre les poussées de nombrilisme. Vive l’ignorance donc !   

La maxime (Bill Watterson):

Pourquoi apprendre…

…alors que l’ignorance est instantanée

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