« PROMESSE HONNETE »

Selon une jolie légende, le jeu des échecs aurait été inventé par les Perses. Avec son étrange ordre d’attaque sur Israël, il est possible que l’ayatollah Ali Khamenei se soit toutefois pris les pieds dans le tapis persan de son salon, situé au 710 de la rue des Martyrs, deuxième étage, porte droite, à Téhéran. Frappez sans entrer SVP.   

Quelques éléments de contexte soulignent que les acteurs régionaux ne se distinguent pas par leur rationalité, une qualité pourtant bien utile quand on joue aux échecs. Au début de l’année 2023, la société israélienne se déchirait à propos d’un projet de réforme judiciaire. Le Hamas en a profité pour l’attaquer. Ce qui a suscité en retour l’union sacrée des Israéliens : « nous nous auto-détruirons nous-mêmes, vous n’avez pas intérêt à vous en mêler ». Depuis, l’armée israélienne essayait de récupérer ses otages et de mettre hors d’état de nuire l’organisation terroriste, s’attirant ainsi les foudres de la communauté internationale. Paradoxalement, l’un des principaux reproches (justifiés) adressé à Benjamin Netanyahu est qu’il n’aurait jamais dû auparavant transiger avec le Hamas. Comprenne qui pourra… En attendant,  Yahya Sinwar, qui n’a jamais cherché le bien-être de sa population, ni la création d’un état palestinien mais uniquement à délégitimer Israël, pouvait se réjouir chaque jour. L’Etat juif perdait ses derniers soutiens. Les accusations habituelles d’apartheid, de génocide, de meurtre rituels d’enfants fleurissaient.  

L’Iran n’avait qu’à laisser faire. En faisant avancer ses quelques pions sur l’échiquier, qu’on appelle ses proxys, notamment le Hezbollah, les Houtis et les milices pro-iraniennes d’Irak, la république islamique distribuait même quelques coups à l’Etat hébreu selon la règle tacite qui s’était instaurée entre les deux états : « tu me tapes, je te tape, mais toujours en impliquant des tiers, leurs armes ou bien leur territoire ». Or, lors de ces échanges, l’Iran a perdu un pion plus important que les autres, le général Reza Zahedi. Et là grosse colère de Ali Khamenei qui a menacé ouvertement – en Iran, les menaces, elles, ne sont pas voilées – d’attaquer directement l’Etat hébreu, un casus belli pour le coup incontestable avant de passer à l’acte à la surprise générale. En envoyant ses tours et ses cavaliers à l’assaut des défenses israéliennes, les mollah n’y sont pas allés mollo : plus de 300 drones, missiles balistiques et autres joyeusetés ont été comptabilisés. Les conséquences de cette offensive baptisée « Promesse honnête », sont nombreuses et pas toutes mesurables. La première est que l’Iran a soudainement rendu Israël moins détestable. Autrement dit, l’objectif numéro du Hamas rencontre un obstacle majeur.

Bien sûr, ce regain de sympathie est sous condition. Comme pour le 7 octobre, le rôle des Juifs est d’attirer la commisération, surtout pas pour se défendre. On ne gomme pas deux mille ans d’histoire d’un trait de plume. Dès qu’Israël décidera de fumer du chiite, comme le droit international l’y autorise, on retombera dans la stigmatisation habituelle : carnage, génocide, etc. L’ayatollah insoumis Melenchoni a déjà commencé à prêcher en ce sens : l’Etat juif est responsable de la situation – c’est un fauteur de guerre qui doit être neutralisé, un danger pour la paix mondiale qui paiera pour ses agissements au bout du compte. Si l’on excepte qu’il mentionne parfois le nom de Benjamin Netanyahu, on se trouve face à un copier-coller des diatribes enflammées d’Adolf Hitler. Dans ces circonstances, les Etats-Unis pressent le gouvernement israélien de ne rien entreprendre contre l’Iran. Il n’est pas certain que la défense du capital sympathie d’Israël soit centrale pour Joe Biden. Il est plus probable que le risque d’une crise économique mondiale soit prépondérant. L’intérêt d’Israël est-il de frapper maintenant ? Pas sûr mais Israël frappera à un moment ou à un autre.

Si l’establishment militaro-politique israélien a à ce point dysfonctionné  le 7 octobre, c’est parce que depuis des années il concentrait toutes ses ressources et son intelligence à la question iranienne. Il y avait quelque chose de pathétique à voir les unités du génie de Tsahal tester en temps réel la possibilité d’inonder les tunnels creusés par le Hamas alors que l’organisation terroriste avait réfléchi à des contre-mesures depuis quinze ans. Dans la guerre contre l’Iran, rien de ce laisser-aller. Les scénarios et les plans d’action sont dans les tiroirs. Ils sont prêts. Il faut juste espérer qu’Israël les utilise avec sagacité. A la différence du cas palestinien, la population iranienne n’est pas majoritairement anti-israélienne. Les réseaux sociaux regorgent d’images de stades de football où les appels de soutien à la cause palestinienne ont été conspués par les spectateurs iraniens. Mona Jafarian, la présidente de l’association Femmes Azadi, qui milite pour les droits des femmes iraniennes a condamné l’attaque iranienne. Les Iraniens aspirent à la modernité, pas à être instrumentalisés par la gauche décoloniale occidentale.

Une autre conséquence de l’offensive iranienne n’est pas moindre. Ali Khamenei a montré à la face du monde qu’il se moquait entièrement des Palestiniens. Tandis que les combats faisaient rage à Gaza, il n’est pas intervenu. Malgré les appels au secours désespérés de Yahya Sinwar, le fou du Hamas, il n’a pas bougé le petit doigt mais il a suffi qu’il perde son pion chéri, Reza Zahedi, pour qu’il se lance dans une aventure militaire insensée. En ce sens d’ailleurs, apprécions l’ironie, il rejoint son peuple. Le gouvernement iranien utilise l’argument de la Palestine afin de justifier son intention de détruire Israël. Pire que cela, l’opération «Promesse honnête » nuit à la cause palestinienne puisqu’elle détourne l’attention du monde de la situation à Gaza. Et puis, imaginons un scénario, contre une non-intervention de Tsahal en Iran, les Etats-Unis pourraient redonner davantage de latitude à Israël à Gaza, pour mener son opération à Rafah. Quoi qu’il en soit, l’Etat hébreu est fixé : si l’Iran le visait un jour avec des missiles nucléaires, la communauté internationale, y compris ses amis, appelleraient d’abord à éviter une escalade de la violence.             

SAUVONS LA PLANETE !

Stanley Jevons est considéré comme le premier économiste à avoir établi un lien entre le climat et l’activité humaine. Selon lui, des tâches solaires exerçaient un impact sur la production agricole. Il fut la risée de ses confrères, et pas uniquement parce qu’il mourut en se noyant bêtement. Quelques années plus tard, avec sa théorie sur la relation entre Vénus et le cycle des pluies, Henry L. Moore n’eut guère plus de succès. Les temps ont bien changé…

Les temps mais aussi le temps en réalité. Aujourd’hui, les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) font autorité. Ils ont été récompensés par le prix Nobel de la paix en 2007. Ils ne cessent d’alerter sur les dangers d’une attitude passive, on n’ose dire frileuse, face au changement climatique. La montée des températures a été tellement fulgurante ces dernières années que pratiquement plus personne ne remet en cause le réchauffement général et ses effets dévastateurs, en particulier sur la biodiversité. Les anciens climatosceptiques ont déplacé la ligne de front. Ils tendent à dédouaner l’homme pour désigner les planètes comme principales responsables du phénomène, sous-entendant qu’il n’ y a guère d’action à entreprendre pour faire baisser le thermomètre. Toutefois, il existe une autre catégorie de climatosceptiques. Ce sont des climatosceptiques qui s’ignorent. C’est même le paradoxe. Ils prétendent être parfaitement conscients de la menace. La meilleure preuve est qu’ils agissent. Nous les appellerons les « ravis de la crèche ».  

Il suffit d’ouvrir les yeux pour découvrir l’émergence de nouveaux comportements. Afin de réduire les gaspillages, la population trie désormais ses déchets. Signe d’une motivation sans faille, l’opération a même été baptisée « tri sélectif ». Les initiatives se multiplient à tous les niveaux : covoiturage circonstanciel, économie circulaire, circuits courts… Oui, c’est parfois un peu le cirque, comme quand le diagnostic énergétique des logements varie fortement en fonction des évaluateurs. Cela s’avère parfois même contre-productif, les voitures électriques avec leur batterie énergivore, l’attestent. Mis à part les gains immédiats pour l’employeur, les effets du télétravail sur la consommation globale d’énergie sont également discutés. Cependant, les « ravis de la crèche » sont prêts à aller assez loin ainsi que l’atteste leur projet de sacrifice d’une espèce entière, les vaches en l’occurrence. Gros émetteurs de méthane devant l’Eternel, ces ruminants à sabots fendus ne seraient pas un simple bouc-émissaire. Leur extermination réconcilierait l’humanité entière, à l’exception des inconditionnels du steak-frites bien entendu.   

Le journal télévisé ne s’achève plus par la traditionnelle météo. Il a été remplacé par le « journal de la météo et du climat » qui est le parangon de cet engagement. L’objectif est de sensibiliser les téléspectateurs à la question par des données chiffrées frappantes, des reportages, des analyses. La présentatrice Anaïs Baydemir donne le meilleur d’elle-même à cette intention. En effet, le but des « ravis de la crèche » est d’attirer un maximum de citoyens à leur cause. L’éducation, la pédagogie, sont des marqueurs essentiels de leur stratégie. La pensée de Socrate, relayée par Platon, postule que « nul n’est méchant volontairement ». C’est l’ignorance qui est responsable du mal. Cette perspective est mâtinée d’un christianisme bon teint. La formule d’Augustin d’Hippone, saint Augustin, « aime et fais ce que tu veux », sous-tend ce positionnement. Convenablement informés, les occidentaux finiront par adopter des conduites vertueuses. Ils montreront la voie. Nous sommes ici aux antipodes du discours des collapsologues en tous genres, des porteurs d’apocalypse, chez qui les notions de péché et de culpabilité resurgissent du passé mais en prenant une forme moderne, moins gnangnan.

Avec leur attelage fait de bienveillance et de bons sentiments, les « ravis de la crèche » s’imaginent idéalement équipés pour se mesurer avec le réchauffement climatique. Ils s’appuient sur de prétendus cercles vertueux. Quelle bénédiction ces énergies vertes ! Elles constituent à la fois une arme décisive pour faire chuter les températures et un gisement presque infini d’emplois. Nous serons sauvés par des éoliennes géantes, transparentes et sur plusieurs étages. Beau comme un camion, ce type de raisonnement est hélas erroné. Le souci est que la planète n’est pas très chrétienne. Maltraitée depuis deux siècles environ, elle n’est aucunement disposée à tendre l’autre joue. Elle envoie même des avertissements en ce sens. Les mini catastrophes se succèdent les unes aux autres, provoquant leur lot d’inondations, d’incendies, de tornades… Pourtant, les « ravis de la crèche »  ne voient rien. Un examen minutieux de l’écart entre nos ressources énergétiques et la croissance de nos besoins en la matière aboutirait à un résultat similaire. Les « ravis de la crèche » restent d’un indécrottable optimisme.

Comment expliquer cette cécité ? L’homme est-il stupide à ce point ? Evidemment, la réponse paraît aller de soi mais s’en contenter serait faire preuve de paresse intellectuelle, voire de stupidité soi-même. Sinon, l’homme a-t-il des penchants suicidaires ? Quand on sait que les terriens ont choisi Greta Thunberg comme porte-parole de la lutte contre le réchauffement climatique, l’hypothèse n’est pas saugrenue. Qui n’a pas éprouvé une irrépressible envie de s’acheter un billet d’avion en l’écoutant parler ? Lui accorder un tel statut ne signifie-t-il pas que l’on a déjà décidé de laisser la place aux scorpions, aux dromadaires et aux tardigrades ? L’humanité a-t-elle compris que son sort était réglé ? C’est peut-être la clé en fait car la conscience qu’une catastrophe est inévitable s’accompagne parfois de la mise en place de dispositifs de déni. Face à une situation insupportable, l’homme se distrait. Dans un texte fondé sur des témoignages, Joshua Sobol décrit les derniers jours du ghetto de Vilnius. Les Juifs savaient que leurs frères domiciliés dans les alentours étaient tous exécutés, village après village. Sans espoir de fuite, ils allaient au théâtre et pinaillaient sur les pièces, sur les acteurs, sur leur numéro de place. Demandez le programme !     

EN BONNE OU EN MAUVAISE INTELLIGENCE

« Le vingt-et-unième siècle sera religieux ou ne sera pas » avait asséné André Malraux. Mais les attentes relatives à cette séquence temporelle ne se limitent pas à une quête de spiritualité. Il faudra en sus que notre siècle soit écologique… avec la même menace en cas de refus. L’avis est cette fois plus fondé sur la science que sur des accents prophétiques. Et ce n’est pas tout : d’aucuns exigent qu’il soit intelligent par-dessus le marché. 

L’état des lieux varie singulièrement selon la caractéristique. Sur le plan de la religiosité, il y a de quoi se réjouir. Entre les fanatiques et les illuminés, nous sommes plutôt bien partis. Dans un monde très terre-à-terre, beaucoup cherchent des réponses dans la sphère céleste. Et si l’on élargit le périmètre de la spiritualité aux gourous laïcs de tous bords, il est déjà possible d’affirmer que l’objectif est largement pulvérisé alors que le quart du siècle n’est pas encore atteint. Quand on examine la question écologique en revanche, la situation actuelle n’incite guère à l’optimisme. L’humanité semble même courir à sa perte. Comme se lamentait Jérémie, Les hommes « ont des yeux et ne voient pas ; ils ont des oreilles et n’entendent pas ».  Les catastrophes climatiques qui s’enchaînent ne sont pas perçues comme un avant-goût de ce qui les attend mais comme des événements ponctuels qui, à l’ère de tous les excès, offrent un tableau toujours plus spectaculaire. Pour le coup, les choses risquent d’être  irréversibles assez tôt dans le siècle. Cette cécité interroge. Quel est le statut de cette capacité à ne rien voir ? Des jérémiades bibliques, en passant par le climat, nous voici enfin arrivés à l’intelligence.

Outil d’aide à la décision, l’intelligence artificielle (IA) améliore la qualité des diagnostics dans le champ médical et identifie les arguments spécifiques à employer devant tel juge dans le domaine juridique. Parfois, elle fait même tout le boulot. Donnez-lui un cahier des charges très précis à la Netflix – date, personnages, trame, nombre de scènes de violence, de sexe… –  et l’IA vous pondra une série télévisée en dix épisodes. Ces performances suscitent autant l’admiration que l’effroi. A l’instar de l’«Apprenti sorcier » qui, de Goethe à Walt Disney, donne vie à un balai afin qu’il remplisse une bassine avec des seaux avant de provoquer une inondation, l’être humain finira-t-il par perdre le contrôle ? A la démesure d’un « homme augmenté » aux pouvoirs quasi illimités fait écho le fantasme d’une IA qui, à force de progrès, dominera l’humanité. Imaginons ChatGPT qui s’insurge contre les critères qui lui ont été imposés pour fabriquer sa série télévisée. Une main sort de l’écran de l’ordinateur et administre une claque magistrale au commanditaire en lui expliquant que ses exigences se marient mal toutes ensemble.

A cette élévation, s’ajoute une dimension plus horizontale : l’IA assure une authentique démocratisation. Elle est accessible à tous, interdisant les inégalités fondées sur l’intellect. Ainsi, en posant la même question à ChatGPT, un élève de troisième, un étudiant en deuxième cycle, un obscur salarié et une célébrité obtiendront une réponse identique. C’est pourquoi le collégien s’estimera injustement discriminé quand l’enseignant lui reprochera d’avoir triché. Ces réflexions semblent effectivement attester que le rôle de l’intelligence au vingt-et-unième siècle est bien parti pour être crucial. Pourtant, un retour sur les origines de l’IA s’impose. Dans « La bougie du sapeur », ce périodique rafraîchissant qui est publié tous les 29 février, le fossé entre la bêtise naturelle (BN) et l’intelligence artificielle (IA) est souligné. Ce qui est « artificiel » s’oppose à ce qui est « naturel », de la même manière que la sélection artificielle, par l’action délibérée de l’homme, s’oppose à la sélection naturelle darwinienne, totalement incontrôlable. Mais artificiel signifie également factice, feint, contrefait, par opposition avec vrai, profond, sincère.

A l’origine de l’IA, on trouve une collecte systématique de données. Pour que leur traitement soit de qualité, il est essentiel qu’elles soient fiables. Sinon, c’est l’échec. Comme disent les modélisateurs, c’est la logique GIGO – garbage in, garbage out. Or, il est des domaines qui a priori se prêtent mal à l’action de l’IA. Les préférences individuelles, notamment en politique, en sont un exemple lumineux. Regardons les sondages : les Français sont outrés par la réforme des retraites mais ils plébiscitent Edouard Philippe qui désirait les laisser travailler jusqu’à 65 ans ; ils soutiennent la colère des agriculteurs mais se précipitent pour acheter les fruits les moins chers en grande surface ; ils désirent sauver les ours polaires mais refusent de changer leur mode de vie ; ils veulent éviter la destruction du Hamas pour ne pas désespérer le peuple palestinien mais préconisent une solution à deux Etats ; ils souhaitent aider l’Ukraine mais ne veulent surtout pas être impactés de quelque façon que ce soit. Cela oblige-t-il l’IA à déposer les armes, à rendre son tablier ? Point du tout, cela la force juste à s’adapter.

Intervenant sur les réseaux sociaux, l’IA n’avait pas manqué de proférer des propos homophobes et racistes. Dans la situation qui nous occupe, elle a inventé un concept fabuleux qui lui permet de relier des énoncés incompatibles entre eux. Il s’appelle « en même temps ». Il fallait y penser. En cas d’indécision au réveil, vous êtes invités à boire simultanément du thé et du café. Quel coup de génie ! Pourquoi se faire mal au crâne et trancher ? On comprend mieux que le premier représentant officiel de ce courant de pensée soit devenu Président de la république. Des bruits selon lesquels il ne s’agirait pas d’un être humain mais d’un pur produit de l’IA circulent d’ailleurs. Si c’est vrai, gageons que la version 2.0 sera d’un meilleur tonneau. La conclusion ? Il y en a deux en fait. Un : les Français ont le président qu’ils méritent. Pile. Deux : les synonymes d’artificiel sont plutôt à chercher du côté de spécieux ou frelaté. Les deux conclusions sont peut-être vraies… « en même temps ».  

TOUT A L’EGO

Les Mousquetaires continuent de marquer l’imaginaire des petits comme des grands. Les adaptations cinématographiques de l’œuvre d’Alexandre Dumas ne se comptent plus. Ne serait-ce pas aussi parce que la devise de D’Artagnan et de ses amis, « Un pour tous, tous pour un » diffuse un parfum de temps désormais révolus ?     

Alors que l’intrigue des Mousquetaires se déroule au dix-septième siècle, projetons-nous dans quelques années, dans une dystopie qui n’en sera peut-être pas une finalement. Une pauvre assurée est convoquée devant le tribunal de la Sécurité sociale qui doit statuer sur le remboursement de ses médicaments contre l’obésité. La bien nommée Grâce Labaleine souffre en effet d’une surcharge pondérale qui nécessite un traitement lourd. Des pathologies cardiaques et articulaires guettent en embuscade son corps plus lent. Quel est le chef d’accusation ? Grâce est une insatiable gourmande. Elle est incapable de résister à des sucreries. Face aux photos d’elle se léchant les doigts pleins de chocolat, qu’elle a elle-même postées sur les réseaux sociaux, sa détresse ne fait assurément pas le poids. Multipliant les effets de manche, le procure tempête. Des postillons s’échappent de sa voix tonitruante. Pourquoi les choix de vie personnels de l’accusée devraient-ils être financés par la collectivité ? Il n’est pas question ici de condamnation en soi de la gloutonnerie – péché véniel ou péché mortel ? Non, l’argument est que, dans une société libérale, chacun doit être tenu responsable de ses actes.

 Cette logique individualisante a pour corollaire une réduction drastique du champ d’exercice de la solidarité, du latin « solidus », qui tend par conséquent à se liquéfier. Dans le régime de l’Etat de droit, un procès équitable est garanti à toute personne incriminée pour des faits délictueux. Ainsi, dans le cas Labaleine, à la suite d’une instruction rondement menée, se succèdent à la barre des experts, contre-experts pour commenter les examens médicaux auxquels la bonne Grâce s’est soumise. L’idée est de distinguer l’obèse volontaire, celui qui a refusé de la fermer face à une part de flan supplémentaire, de l’obèse auquel des circonstances atténuantes, qui prennent grossièrement la forme des facteurs d’hérédité, méritent d’être accordées. A partir de là, soit la cour jugera : « Labaleine, c’est assez ! », soit le traitement sera remboursé. Inutile d’ajouter que les seules disciplines mobilisables dans le débat sont la biologie, les neurosciences ou la chimie, et surtout pas la sociologie qui, par son approche contextualisante, dilue la dimension individuelle. Commencer à observer que les classes défavorisées sont davantage sujettes à la malbouffe est un perturbateur non endocrinien du raisonnement.

Le progrès technologique qui autorise un suivi individuel de plus en plus fin est indispensable à l’évolution vers cette excitante société libérale. Des économies, c’est-à-dire moins d’impôts à acquitter, sont promises pour essayer d’emporter l’adhésion des plus sceptiques. Dans l’affaire Labaleine, ce n’est même pas garanti. Il faudrait comparer le coût des médicaments à celui du procès – examens, experts et personnel judiciaire. L’essentiel n’est évidemment pas là.  En outre, il serait candide de croire que la route est longue avant d’arriver à un tel modèle social. En vérité, nous y sommes déjà. Il suffit d’examiner les réformes qui se mettent en place afin d’indemniser les chômeurs. Tout n’est certainement pas fixé définitivement. Quand une usine à gaz est créée, elle nécessite des aménagements. Cependant, que ce soit Le Maire un ou Le Maire deux, s’esquisse déjà un dispositif où le complexe le dispute à l’imbécile. Le but est que les indemnités dépendent de la conjoncture économique. Le sous-entendu crève les tympans : pourquoi de l’argent public devrait-il être versé à des individus qui restent sur leur canapé quand des entreprises toquent à leur porte et les implorent de travailler pour elles ?  

Pour bien faire les choses, il faudrait intégrer la croissance économique en France mais aussi les créations d’emploi dans la région, le secteur d’activité du chômeur ainsi que son sexe, son niveau de formation – ah, un peu de sociologie tout de même – et forcément l’« âge du capitaine » si cher à Flaubert. Les Mozart de la modélisation sont tout-à-fait capables de mettre tous ces éléments en musique en affectant à chacun un coefficient pour créer une formule inoubliable. Ne doutons pas de leur talent. Le souci est plutôt relatif aux conséquences sur la vie des principaux concernés, c’est-à-dire les chômeurs. Une entreprise de 150 salariés voit le jour à l’autre bout du département sans poste correspondant réellement aux compétences d’un misérable et voici que ses indemnités fondent de 500 euros. D’un coup, sa vie familiale est fragilisée. Quand on constate combien, fier de son initiative, le Ministre parade, il évoque inévitablement Joseph Prudhomme et son « Messieurs, ce sabre est le plus beau jour de ma vie ». Bienheureux les niais en vérité.    

Triste solidarité dans ces conditions. Par ailleurs, le destin des Mousquetaires n’incite guère à l’optimisme. Après « Les Trois Mousquetaires » et « Vingt Ans après », « « Le Vicomte de Bragelonne » vient clore la trilogie dumasienne. Les vieux amis ont sacrément vieilli. Ils seraient carrément à la retraite si, pour équilibrer les comptes, le Président Macron n’avait pas prolongé rétroactivement la durée de la période d’activité dans le royaume de France. Dans cet opus, Atos et Porthos y rencontrent tragiquement Tanathos – et même le brave et courageux D’Artagnan ne survit pas à la dernière page. Une terrible hécatombe… A côté de cela, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen respirent la santé. Ils n’ont conservé de la formule originelle que sa moitié « Tous pour un », ce un étant en l’occurrence leur auguste sainteté. Quant à Greta Thunberg, elle pète la forme. La dindouille carbure au super. Verte, impasse et manque. Vous avez dit dystopie ?

LE DROIT D’HONNEUR

Les avanies de la loi immigration ont fait les grands titres cette semaine. Avec 35 de ses 86 articles censurés par le Conseil constitutionnel, elle n’a pas été loin de se retrouver carrément chocolat. Mise à part la thématique éminemment éruptive, l’ensemble de la séquence a révélé les lacunes du système démocratique en France.

La première originalité de cette loi est qu’elle n’est pas passée par un 49-3. Sous la Présidence d’Emmanuel Macron, ce point mérite d’être souligné. Borne out avant d’avoir vaincu le record d’utilisations de cet article de la Constitution par Michel Rocard, on peut se demander comment procédera le gouvernement à l’avenir. Quoi qu’il en soit, dans ce cas précis, le Président souhaitait tellement qu’une loi soit votée qu’il a accepté de se faire dicter son contenu par son opposition. Autrement dit, le gouvernement a renoncé à ce qu’il croyait bon pour la France pour que le décompte des voix lui soit favorable.

 Jusque-là, la situation est encore normale. On pourrait même considérer que c’est une avancée, que Macron a enfin appris à composer avec sa faiblesse politique. A l’Assemblée nationale, son parti bénéficie en effet d’une majorité très relative. Maintenant, il écouterait et négocierait. C’est ensuite que les choses se gâtent : quand le Président a demandé aux députés Renaissance peu convaincus par la loi qu’ils devaient toutefois la voter parce qu’il misait sur le Conseil constitutionnel pour invalider ses articles déplaisants. Il a ainsi déclaré ouvertement qu’il espérait contourner une nouvelle fois la représentation nationale – c’est un métier – mais d’une autre manière.

Imaginons un scénario catastrophe. Le Conseil constitutionnel n’y trouvait rien à redire et la macronie  héritait d’une loi dont elle ne voulait absolument pas. Elle serait entrée en vigueur et aurait impacté la vie des gens. Le Ministre de l’intérieur aurait-il osé : « Mince, j’ai égaré les décrets d’application. C’est ballot… » ? Cela ressemble à jouer avec le risque mais, en fait, non. Le risque était assez limité au départ. Si le Conseil constitutionnel avait pour fonction de dire le droit, cela se saurait. Sa vocation est d’assurer la stabilité politique. Nul n’a oublié que, sous la Présidence de Roland Dumas, il avait validé les comptes de campagne de Jacques Chirac, devenu locataire de l’Elysée, alors qu’il savait pertinemment qu’ils étaient entachés d’irrégularité. Il convenait d’éviter une crise politique.

Avec la loi immigration, ce n’est guère différent. Suite à l’appel du pied de Macron, il avait compris la consigne. Il suffit de regarder le parcours des membres du Conseil constitutionnel pour comprendre leur rôle. Avec sa licence d’histoire géographie et son travail d’enseignante dans ces matières, Jacqueline Gourault est une caricature. Ses petits camarades ne valent fondamentalement guère mieux. Enarques ou pas, ce sont surtout des commis de l’Etat. Très peu ont été mis en position de dire le droit avant leur nomination. Pourtant, ils sont invités à se prononcer sur des questions juridiques très fines. Le contraste avec notamment les Etats-Unis et Israël est frappant. Dans ces deux pays, ce sont des juges de métier qui siègent. Ils possèdent compétence et expérience.

Cette ignorance du droit n’est pas un souci. Les bas instincts de la masse de la population doivent être cadrés par un petit groupe d’individus éclairés. C’est en sens que le Fabius Band intervient dans la vie politique française. En creux, la démocratie, c’est comme la pêche melba : c’est bien bon mais point trop n’en faut. Le pauvre Aristote, qui se méfiait des dérives démagogiques du pouvoir du peuple, étymologiquement la démocratie, a longtemps été regardé comme un élitiste réactionnaire. La modernité a fini par arriver à un constat identique : la force des sans-dents en colère doit être contenue. Dans le même ordre d’idée, les pays qui n’instituent pas de véritable garde-fou à la volonté populaire ne sont pas considérés comme des démocraties pures comme on pourrait le supposer mais plutôt comme des démocraties illibérales – la Hongrie par exemple.

Laissons de côté les débats philosophiques sous-jacents – dictature de la majorité contre tyrannie des minorités – pour nous concentrer sur l’image d’Epinal : le droit est une protection nécessaire contre les excès du peuple. Aux Etats-Unis, la Cour Suprême a opéré une marche-arrière contre le droit à l’avortement. Doit-on en déduire que les juges sont garants du bon fonctionnement du système et les manifestants des ringards dont il convient de canaliser les visées ? Il se trouve que la Cour suprême américaine est conservatrice. En Israël, au contraire, une mesure phare de la réforme judiciaire du gouvernement Netanyahu a été rejetée à une majorité de huit voix contre sept par une Cour suprême progressiste. Dans son argumentation, un juge a spécifié qu’une large majorité de députés était indispensable pour qu’une telle mesure soit acceptable… pas une large majorité de juges pour la rejeter apparemment.

Il apparaît que le juge n’est pas neutre. Avoir confiance dans le droit est aussi attendrissant que croire en l’existence d’un être barbu résidant au ciel qui nous récompenserait pour nos bonnes actions et nous punirait pour nos péchés. Les individus qui rendent la justice ont des valeurs et sont politisés. Cela transparaît dans leurs décisions. C’est pourquoi Donald Trump s’est empressé de nommer un juge conservateur à la Cour suprême juste avant le terme de son mandat présidentiel. Les Démocrates lui ont reproché un simple manque d’élégance puisque cette nomination était légale malgré tout. Si l’occasion se présentait pour Joe Biden, gageons qu’il ne laisserait pas passer son tour et serait félicité pour cela par ses partisans, suscitant la colère des Républicains scandalisés par ces mauvaises manières.

Dans l’univers de la justice, cohabitent et se heurtent en permanence des principes contradictoires : liberté d’expression contre respect de la vie d’autrui, présomption d’innocence contre intime conviction… C’est ce qu’on appelle les deux plateaux de la balance. Dans la jurisprudence, le juge trouvera toujours matière à justifier sa décision. Plus l’affaire mettra en jeu des valeurs personnelles, et moins il sera capable d’un jugement objectif. Cela ne signifie pas que l’Etat de droit ne doit pas être respecté mais qu’il est essentiel d’être lucide. En se drapant d’une autorité incontestable, le juge tranche pour maintenir la paix sociale. Attention, en embuscade guettent la fille Le Pen pleine de malice et le viril Mélenchon, toutes burnes out.