LE TELEPHON QUI SON ET PERSONNE QUI Y REPOND

Le téléphone est né en 1876. Dring ! Dring ! Deux ans plus tard, la France procédait à une réforme de son orthographe. Tandis que sonner et résonner garderaient leurs deux « n », résonance, consonance et assonance n’en prendraient désormais plus qu’un. Malaise dans l’écriture. Bobo la tête et pas seulement chez les cancres. On peut même  parler de… dissonance.

Lorsqu’un individu se trouve confronté à une masse d’informations incompatibles entre elles, il en éprouve de l’inconfort. Cette irritation, ce sentiment déplaisant, sont l’expression d’une dissonance cognitive. Heureusement, le cerveau humain est équipé pour résoudre ce genre de désordre. De nombreuses expériences ont été menées afin de mettre au jour les mécanismes qui se mettent en place à cette occasion. Invité à évaluer une liste de lieux de vacances possibles, un individu attribue la même note à Rome et à Madrid. Puis, on lui demande de choisir son prochain séjour entre les deux. Une tension apparaît alors. Alors que, fondamentalement, il est indifférent au choix de l’une ou de l’autre ville, il doit trancher et les hiérarchiser. Imaginons qu’il ait opté pour Rome. Quand, quelques minutes plus tard, il sera prié de réévaluer l’ensemble des sites touristiques, sa note en faveur de Rome sera cette fois plus élevée que celle de Madrid. Ce type de stratégie a toutefois des limites. Un homme reçoit deux cravates de sa mère, une rouge et une jaune. Il met la rouge lors de sa visite suivante pour lui faire plaisir… et elle s’inquiète : «  tu n’aimes vraiment pas la jaune ? »       

La vie est pleine de facéties. Les cas de figure où la conciliation d’éléments discordants est requise ne manquent pas au quotidien. L’étourdi qui sort les clés de son domicile pour franchir le portique du métro finit par se rendre compte de sa méprise puisqu’il reste impitoyablement bloqué. Euréka, c’est de mon Pass Navigo que j’ai besoin ! La situation est beaucoup plus intéressante quand il est question d’opinions, de croyances. Dans ces conditions, la production de jus de crâne destinée à ramener une forme de cohérence globale est impressionnante. Elle porte des noms aussi exotiques qu’ « argument ad hoc » ou « stratagème immunisateur ». Un prédicateur annonce la fin du monde à une date précise. Rien ne se passe. Il racontera à ses ouailles que Dieu a finalement décidé de surseoir à l’exécution de son décret. Le marxisme prédisait que, rongé par ses contradictions internes, le capitalisme allait s’effondrer de lui-même. Cela ne s’est pas produit. Tous les marxistes n’en ont pas profité pour entrer dans les affaires. Une partie des militants est restée fidèle à l’idéologie et a fourni une explication : l’Etat a servi de « béquille » du capital et a empêché la réalisation de la prophétie.

Quand des enjeux politiques sont présents, la volonté d’avoir raison de ses adversaires constitue une machine à fabriquer de l’incohérence du meilleur tonneau. En 2014, Anne-Sophie Leclère, candidate d’extrême-droite, comparait Christiane Taubira à un singe. Elle fut illico exclue de son parti. Ses propos inqualifiables lui valurent même ensuite une sanction exemplaire de la part des tribunaux. En 2022, Taha Bouhafs, était investi pour les législatives par la France Insoumise, cela malgré sa condamnation en justice pour racisme – laissons de côté les multiples insanités qui peuvent lui être imputées par ailleurs. Face au tollé, il renonça malgré le soutien de ses compagnons de route qui s’indignaient de la collusion entre les fascistes,  la « macronie » et une partie de la gauche. Pour un observateur neutre, leur argumentation relevait du plus haut comique dans le sens où elle aurait dû exonérer aussi Anne-Sophie Leclère. En effet, ni Bouhafs, ni Leclerc ne sont des politiciens professionnels. De plus, l’un et l’autre œuvraient dans le même secteur d’activité, la pêche – la pêche à l’info pour Bouhafs autoproclamé journaliste et celle des poissons pour son alter ego qui tenait une boutique de cannes à pêche.

Bref, selon le bord politique auquel on appartient, des marques d’inexpérience quasiment identiques valent circonstance atténuante ou aggravante. En fait, plus une croyance est ancrée et plus les informations qui sont susceptibles de la réfuter sont écartées sans le moindre esprit critique. Le postulat de départ explique beaucoup de choses. J’ai forcément raison puisque c’est moi, c’est-à-dire me, myself and I. Que mon avis soit réduit à un affect ou qu’il s’agisse du produit d’une réflexion n’est pas toujours détectable. En effet, y compris dans le cas d’un affect, l’individu prendra soin de construire un raisonnement plus ou moins élaboré pour justifier sa position. Au final, si vous n’êtes pas d’accord avec moi, vous avez tort. Cela va loin dans le sens où, même si des éléments mettent à mal mon point de vue, ils doivent être aussitôt rejetés. Un pays à démocratie douteuse organise des élections – l’Iran, la Russie, le Venezuela… – et le régime en place, que je juge antipathique, l’emporte. C’est impossible. Soit les élections ont été truquées, soit le pouvoir a procédé à un matraquage médiatique.    

Que la majorité des électeurs fasse ce que je considère être le mauvais choix pour leur pays ne fait pas partie de mon logiciel. Alors, il y a nécessairement fraude, manipulation. Cela s’applique même aux authentiques démocraties. En Grande-Bretagne, la seule explication au vote sur le Brexit est qu’un camp sympathique et honnête faisait face à un camp détestable et menteur. Socrate a beaucoup contribué à cette approche biaisée. Selon lui, seule l’ignorance, le défaut d’information, était responsable des aberrations constatées. S’il avait su que Xanthippe était une mégère, il ne l’aurait pas épousée. Ce genre de perspective induit qu’il existe une vérité. Or, en politique, il n’y en a pas. Il n’est pas question de solution unique mais de valeurs. La droite souhaite mettre l’homme au service de l’efficacité économique tandis que la gauche aspire à renforcer la solidarité entre citoyens. Ce sont des choix de société et les jours heureux qu’ils promettent sont au mieux des vœux pieux et au pire des fariboles.

La maxime (Francis Bacon) :

La vérité sort plus facilement de l’erreur

Que de la confusion

PAR DESSUS LE MARCHE

Le sportif de haut niveau s’entraîne sans relâche. Il fait et refait ses gammes pour être au top le jour J, face à un public déchainé. Le soldat, lui aussi, s’inscrit dans une démarche mécanique. Il importe qu’il ne tremble pas sous le feu des soldats de Poutine et qu’il agisse quasiment comme un automate. Eh bien, c’est la même chose pour le pizzaïolo et le conseiller en télémarketing.   

Xénophon avait souligné l’importance de la spécialisation des tâches. Adam Smith et les Encyclopédistes se sont disputé la paternité de la découverte de la pertinence de la division du travail mais c’est l’ingénieur Frederick W. Taylor qui, avec l’Organisation Scientifique du Travail (OST), a poussé sa logique à son paroxysme. Bête noire des syndicats, il aurait été enterré avec son chronomètre, disent les mauvaises langues. Son découpage des activités productives en tâches simples et répétitives, avec des contremaîtres exerçant une surveillance de tous les instants, reposait sur des hypothèses assez spéciales. Pour l’exprimer en des termes actuels, la nature humaine était « défavorablement connue » de ses conceptions intellectuelles. Certains considèrent que les mutations économiques, notamment le passage à une société de services caractérisée par la polyvalence des « collaborateurs », rendent obsolètes cette vision. Pourtant, la nécessité de répéter encore et toujours un geste pour l’accomplir à la perfection n’a pas disparu. Il est notoire que le rabâchage a ses vertus.  

Quoi qu’émargeant à des niveaux de rémunération assez peu comparables, Léo Messi et un livreur de chez Uber se rejoignent sur l’exigence professionnelle. La performance doit être entière et ne pas dépendre de facteurs extérieurs. Que le terrain soit glissant ou pas, il ne faut pas manquer d’adresse. Pour assurer véritablement, les états d’âmes ne doivent pas être un obstacle. Ce n’est plus une question de préjugés comme chez Taylor mais le résultat est identique. Le fait de cogiter, de se « prendre le chou » est perçu comme une perte d’efficacité. Le rappel de ces éléments est indispensable pour comprendre le sujet de la récente épreuve d’économie du baccalauréat. Sans cela, on pourrait se méprendre. Tant qu’il y aura des épreuves qui requièrent un minimum de réflexion, il convient de veiller à ne pas instiller des idées pernicieuses aux jeunes générations. Si elles commencent à s’interroger sur le fonctionnement général du système, leur productivité risque de connaître une chute fâcheuse. Il est fondamental de ne pas prendre le risque d’abîmer une machine bien huilée.

Il a été reproché à l’articulation des trois questions de relever du néolibéralisme le plus vulgaire. Question 1 : « A l’aide de deux arguments, montrez que le travail est source d’intégration sociale ». Une des réponses possibles était 1) la tenue flashy des Uber suscite l’admiration de la population et permet d’avoir beaucoup d’amis, 2) en livrant des pizzas le soir, on fraternise avec les clients et on s’évite les émissions comme « Plus belle la vie » seul sur son canapé. Question 2 : « A partir d’un exemple, vous montrerez que l’innovation peut aider à reculer les limites écologiques de la croissance ». Réponse parmi d’autres : l’invention de prises suffisamment longues règle l’un des problèmes les plus épineux de la voiture électrique ; on va pouvoir rouler sur secteur. Question 3 : « A l’aide d’un exemple, vous montrerez que l’action des pouvoirs publics en faveur la justice sociale peut produire des effets pervers ». Alors là, les illustrations abondent, hein Manu ! Sans forcément remonter à Malthus qui expliquait que, comme les miséreux font des enfants, le coût des aides sociales risquait d’augmenter et de faire basculer toute la population dans la pauvreté, quelques enseignants ont déjà été condamnés pour conduite sexuelle inappropriée avec leurs élèves. L’école produit effectivement des « effets pervers ».

Certes, un marxiste aurait du mal à y retrouver ses petits. Nathalie Arthaud, candidate de Lutte Ouvrière aux élections présidentielles, mais surtout enseignante en économie au lycée, mérite la sympathie du public. Sa correction de copies a dû être douloureuse, voire cornélienne. Devait-elle accorder un 20/20 aux élèves qui ont  répondu  comme les concepteurs du sujet l’escomptaient ou bien leur infliger une mauvaise note en raison de leur absence de prise de recul ? Parce que, évidemment, le souci réside dans la fabrication du sujet. Les têtes d’œuf qui en sont à l’origine sont montrées du doigt. Elles auraient pu faire pire. Et si elles avaient pioché parmi les pensées du Président Macron un florilège de citations ; « on met un pognon de dingue dans les minima sociaux », « je traverse la rue et je vous en trouve » (du travail, pas du shit), « le meilleur moyen de se payer un costard est de travailler », « une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ». A partir de là, la question de l’examen aurait été : « Rassemblez les pièces du puzzle afin de montrer le tableau général ».

Au bout du compte, pour dédouaner les concepteurs du sujet, il faut en revenir au taylorisme. On a dit que le livreur de chez Uber doit être débarrassé des parasites qui nuisent à l’intensité de son effort. Une pizza napolitaine tiède est une insulte à l’ordre cosmique. Alors, le mec doit pédaler, pédaler vite et fort. Il a le droit de rêver que ces séquences de sprint lui muscleront les jambes et que, grâce à elles, il deviendra le prochain Messi. Ces saines spéculations sont stimulantes dans la mesure où elles incitent le livreur à affoler son pédalier, à mettre davantage le turbo. En revanche, qu’il s’interroge sur sa place dans la société, sur le pourquoi et le comment de l’uberisation, est à prohiber absolument. Cela le ralentira de façon considérable. En ce sens, le rôle de l’éducation est central ici. En préformatant les esprits, en décourageant la tendance à psychoter, l’école contribue à la productivité économique. Avec un tel sujet de baccalauréat, les pizzas arriveront encore plus chaudes. Dans ces conditions, pourquoi ne pas s’en féliciter ?

La maxime (Alphonse Allais) : .

Tout ce qui est public devrait être gratuit.

L’école, les transports et les filles.

QUE LES COEURS SE LEVENT !

Un jour, l’actrice Mae West s’adressa à un de ses admirateurs en lui dispensant une de ses formules choc : « Vous avez un revolver dans la poche ou vous êtes ému ? ». Emotions. Voilà, le mot est lâché. Tel un raz-de-marée, elles emportent désormais tout sur leur passage. Qui parviendra à résister à leur élan ?

Définies comme un trouble subit, une agitation passagère causés par un sentiment vif de peur, de joie, de surprise…, les émotions sont souvent associées aux passions bien qu’il ne faille surtout pas confondre les deux notions. L’étymologie souligne cet emballement avec motio, mouvement. Le e, vers le dehors, indique que les émotions donnent habituellement lieu à des manifestations extérieures  accélération du pouls, tremblement, rougissement… – que les individus essaient parfois de cacher. Ainsi, le joueur de poker s’efforce de ne rien laisser transparaître quand il découvre sa main, carte par carte. Comme en politique, on peut alors parler d’« émotion de censure ». En sens inverse, il arrive que le désordre intérieur soit si intense qu’il prenne entièrement le dessus sur les mécanismes de contrôle de celui qui en est la proie. Dans ce cas, la personne est tétanisée, paralysée par ses émotions. Le sentiment qui les a déclenchées conduit à une immobilisation totale. Face à la danse suggestive de la jeune fille au chaperon rouge, le loup de Tex Avery est lui aussi très ému. Il est tellement sidéré que, avant de ressaisir et de se précipiter vers elle, sa mâchoire inférieure touche sur le sol. Il a le souffle coupé.

L’engouement pour les émotions est relativement récent. Pour autant, rien ne serait plus faux que d’imaginer qu’il s’agit d’une nouveauté, d’une innovation de plus proposée par Elon Musk. Aussi tentante soit-elle, l’image de premiers temps de l’humanité où l’homme aurait été guidé uniquement par la raison, échangeant civilement avec les autres membres de son groupe afin d’arriver à un consensus raisonné, est assez éloignée de la réalité. Plus que le raisonnement par analogie, a contrario ou a fortiori, l’argument numéro un du pithécanthrope était le gourdin. En fait, dès ses premiers temps, l’être humain a été traversé par des passions, des émotions qu’il avait du mal à dominer. Il faut dire que, dans les religions polythéistes, les divinités montraient rarement le bon exemple – à l’instar de Zeus qui était une sorte de précurseur de DSK. Bref, c’est avec l’ère des Lumières que la raison s’est imposée et a été érigée en modèle. Globalement, des progrès scientifiques, économiques et politiques ont été enregistrés. Même si des idéologies mortifères ont simultanément prospéré, le triptyque raison-méthode-discussion a disqualifié son adversaire passion-émotion-violence.

La mise en exergue des émotions est en quelque sorte un retour du refoulé. Une vie pleine de rigueur, centrée sur une analyse objective des phénomènes, luttant contre les parasites d’une démarche faite d’emportements n’a rien de réellement enthousiasmant. La cocotte-minute finit par exploser. Le marketing témoigne à merveille de cette inflexion. Précisons que cette discipline ne doit pas être réduite à sa fabrication systématique de néologismes creux en franglais. Elle est précieuse dans le sens où elle fournit des indices sur les évolutions de la société. C’est une espèce de sociologie appliquée à des fins mercantiles… et le thermomètre fonctionne. Pour illustration, le « marketing tribal » se trouve au fondement de la disparition des groupes sociaux traditionnels. Les solidarités historiques ont été sévèrement abîmées églises, partis, syndicats… – mais elles ont cédé la place à d’autres types d’associations, des « tribus » (fans de telle série, antivax… ) qui se forment et se déforment au gré des évènements. Le cadre général individualiste ne signifie certainement pas que l’homme vit dans un état d’isolement.

Dans le même ordre d’idée, les marketeurs nous ont soumis le concept de « marketing expérienciel », également dans l’air du temps. Les économistes décrivent l’être humain comme un calculateur sans état d’âme, obsédé par le rapport qualité-prix des produits. Eh bien, il n’en est rien ! Justice soit rendue au consommateur qui, lorsqu’il achète un paquet de pâtes, du shampoing, un ordinateur, un stylo ou du papier toilettes, cherche à vivre un moment inoubliable, qui restera dans les annales. Loin du matérialisme qui lui est reproché, l’homme aux écus vise simplement à ressentir des émotions. Il attend qu’on lui raconte une merveilleuse histoire.  A la façon du ready-made de Marcel Duchamp qui privait les objets de leur fonction utilitaire pour les convertir en œuvre d’art,  la marchandise n’a aucun intérêt si ce n’est en tant qu’expérience à nulle autre pareille. Les tristes sires incapables de regarder leur plat de pâtes autrement que comme un mets destiné à leur remplir l’estomac sont d’authentiques handicapés de l’existence. Si l’on revient à l’étymologie d’émotion, on les qualifiera de « personnes à mobilité réduite ».

Cette tendance n’est toutefois pas sans danger. Le besoin d’éprouver des sensations fortes est tellement grisant qu’il semble ne pas connaître de limites. Après tous ces battements, c’est quand la prochaine fois, s’interroge le palpitant ? Les spécialistes parlent d’inflation émotionnelle. Il n’est pas simple de se soustraire à ce genre d’addiction d’autant que des petits malins ont repéré le filon. Il y a moyen de s’en mettre plein les poches en donnant satisfaction au peuple qui se montrera en sus plein de reconnaissance. Le cas de la Coupe du monde de football est édifiant. Les gains pécuniaires sont astronomiques et la compétition se déroule tous les quatre ans. La fédération internationale de football, la FIFA, envisage d’en accélérer la fréquence. Elle se tiendrait tous les deux ans… mais pourquoi alors s’arrêter en si bon chemin ? Une Coupe du monde tous les ans aurait de la gueule aussi, non ? Cependant, cela serait-il suffisant ? Imaginons une finale de Coupe du monde disputée tous les jours. Cela en ferait des soirées pizza-coca entre amis ! Le problème n’est pas que d’obésité, d’excès suscitant du dégoût. A force de dé(cons)truire, on a oublié que la valeur est parfois liée à un long effort, à une construction.   

La maxime (Oscar Wilde) :

L’émotion nous égare :

C’est son principal mérite

Ô TEMPS, TIQUE !

Le 21 août 1911, la Joconde disparaît du Louvre. Comme elle n’a pas posé de congés, il faut se rendre à l’évidence : elle a été l’objet d’un vol. Un temps suspecté, Guillaume Apollinaire est innocenté. Tout rentre dans l’ordre deux ans plus tard : le tableau est retrouvé et le malfaiteur arrêté. L’émotion aura été immense. Et si, au contraire, Mona Lisa se découvrait un jour une ou deux sœurs jumelles ?   

On a beaucoup écrit sur le regard de la Joconde. On parle d’« effet Mona Lisa » pour rendre compte du sentiment d’être dévisagé par un personnage figurant dans un tableau. Pourtant, dans ce cas, il s’agit d’une illusion d’optique puisque les yeux de la dame sont légèrement orientés de côté. Il y a eu aussi des experts qui ont axé leur analyse sur son sourire mystérieux. Quand on le fixe directement, il apparaît sous un certain jour mais, quand le spectateur se focalise sur d’autres parties du corps, il perçoit quelque chose de nouveau. Devenu protecteur de Leonardo de Vinci, François 1er a un jour asséné : «  Souvent femme varie / bien fol est qui s’y fie ». Le rapport de causalité avec Mona Lisa, qui n’est pas à exclure, et la possible censure de l’œuvre par le mouvement « wokiste » nous éloignent du sujet. Le fait est que, même si le parcours de l’artiste est assez bien balisé, des zones d’ombre subsistent. Un simple exemple en lien à cette toile : quand a-t-elle été peinte exactement, entre 1503 et 1506, entre 1513 et 1516 voire 1519 ? L’avis des derniers survivants diverge. Quelques-uns semblent avoir perdu carrément la mémoire.

Dans ce contexte, aussi improbable soit-elle, l’hypothèse qu’il existe une deuxième Joconde ne peut être entièrement écartée. Si l’on admet que la production de maints artistes est encore plus incertaine que celle du grand Leonardo, la probabilité qu’un chef d’œuvre du passé ne surgisse du néant n’est pas négligeable. Le phénomène s’est d’ailleurs déjà passé à plusieurs reprises. Toutefois, sa reconnaissance par le milieu de l’art est parsemée d’embûches. Les peintres se regroupaient souvent dans des ateliers et le maître pouvait se désengager d’un travail qu’il avait entamé ou, au contraire, prendre le train en marche sur une autre avant d’apposer sa signature. L’institution de catalogues raisonnés des grands peintres, qui sont des tentatives d’inventaire des œuvres et de leur localisation, réduit les risques d’erreur mais ils ne sont pas la panacée. Il convient d’éviter les faux négatifs, les tableaux de maître considérés comme des coloriages réalisés par un peintre mineur, et les faux positifs, les pâles copies d’un anonyme attribuées à un artiste célèbre. Ce qui nous amène… au monde des faussaires.   

Le journaliste Vincent Noce a enquêté sur une célèbre affaire qui a défrayé la chronique ces dernières années. L’Italien Giuliano Ruffini est accusé d’avoir été le chef d’orchestre d’une arnaque consistant à mettre sur le marché de faux tableaux de maîtres. Non, il n’y a pas de Joconde bis ici mais tout de même des œuvres de Franz Hals, Lucas Cranach l’Ancien, Parmigianino, Greco notamment – pas des peintres en bâtiment si l’on peut dire. Aucun jugement n’a encore été prononcé et le cerveau désigné est présumé innocent. Il n’empêche que, si c’est effectivement lui, on ne peut qu’être admiratif de la démarche. Pour les matériaux, selon un témoignage, « tu achètes des panneaux d’époque, de chêne pour les Flamands, de tilleul ou de peuplier pour les Italiens, (…) aux Puces, chez les brocanteurs. Ensuite, tu vires la peinture avec un décapant. Mais, d’abord, tu vires le vernis avec de l’alcool. Un vernis ancien, bien jauni, que tu collectes dans un récipient ». Tout est à l’avenant : la récupération de plomb issu des canalisations antiques dans de vieilles maisons de Rome pour tromper les tentatives de datation, l’utilisation de pigments spéciaux, de brosses sans poils synthétiques, etc…

Il est légitime que l’apparition d’un tableau inconnu suscite des interrogations mais, pour employer un vocabulaire simple, on a parfois tendance à « prendre ses désirs pour des réalités ». Le responsable de la peinture hollandaise d’un grand musée français avait ainsi prononcé une allocution dramatique pour souligner l’importance du (faux) Hals dans l’histoire de l’art. Lorsque des doutes furent exprimés, il les balaya avec morgue : « Chère madame, c’est le Louvre qui vous parle ». Il aurait effectivement mieux fait d’être plutôt de ceux qui la ferment. Cependant, il mérite des circonstances atténuantes. Les experts doivent extrapoler à partir d’éléments historiques, scientifiques, artistiques. C’est pourquoi d’aucuns préconisent même de s’extraire de cette complexité en se fiant à son coup d’œil, un peu comme un malade qui de médicaments en médicaments, c’est-à-dire d’effets secondaires en effets secondaires, en revient à un traitement centré sur une seule pilule. Et puis, il ne faut pas oublier la dimension économique de ces découvertes.       

Quand on ne sait pas comment dépenser son argent, la participation à des ventes aux enchères est une occupation particulièrement prisée. Elle permet d’acquérir des objets que nul autre que soi ne détiendra : bol chinois, planche inédite de Hergé, slip de Hitler… Tout est question de rareté. De multiples ouvrages de l’Antiquité sont estimés perdus. Si on en retrouvait un, il serait vendu à un prix faramineux. Néanmoins, toute l’humanité en profiterait : la véritable valeur d’un livre est son contenu et celui-ci ne peut être confisqué. Dans le cas d’une œuvre d’art, c’est moins évident. Le riche collectionneur dépense de l’argent, celui du contribuable qui plus est pour l’essentiel, pour pouvoir accrocher la toile dans son salon. Dans son incomparable bonté, il la prêtera à l’occasion à un musée mais la consommation serait privée pour l’essentiel. Alors, si l’une de ces fortunes se faisait escroquer par une bande de filous, serait-ce si grave ? Bien sûr, le grand récit de la peinture serait entaché de quelques inexactitudes mais tel est le sort de ces grandes fresques, récit de l’histoire nationale compris. Sans construction, pas d’erreur, pas de rectification, pas de dé(con)struction. Finalement, tout le monde y trouve son compte…         

La maxime (Agatha Christie) :

Un archéologue est le mari idéal pour une femme ;

Plus elle vieillit, plus il la regarde avec intérêt.

POURQUOI MACRON A PERDU

L’auteur de ces lignes est-il fou ? Ignore-t-il donc que le président sortant n’a pas été sorti et que, avec 58 % des voix, il a été reconduit à la tête de l’Etat ? Que nenni ! A force de préparer ses articles à l’avance, se serait-il pris les pieds dans le tapis ? Non plus, il maintient. C’est Emmanuel Macron qui s’est lourdement planté.

Les grandes envolées qui ont célébré la victoire du grand homme et annoncent un avenir radieux n’empêcheront pas la crise à venir. Les erreurs de monsieur Macron sont de deux ordres. La première est son refus de faire campagne. L’argument a été ressassé à l’envi : quand on passe sa journée au téléphone pour régler les questions internationales brûlantes, on n’a plus le temps d’affronter les autres candidats. Comme le dit l’adage, entre Poutou et Poutine, il faut choisir. Le problème n’est pas que le président en exercice n’ait pas multiplié les meetings. C’était son droit le plus strict. En revanche, sa décision de se soustraire à l’émission télévisée « Elysée 2022 » à laquelle les onze autres candidats avaient accepté de participer est un pur mépris de la démocratie. Il a ainsi évité de répondre directement aux critiques de ses adversaires sur son bilan. Le résultat est que, d’un côté, onze prétendants ont discuté entre eux et, de l’autre, des images du douzième étaient tranquillement diffusées. C’était une situation pour le moins incongrue. Que le président ait daigné débattre lors du second tour avec la faible Marine Le Pen n’est ni glorieux, ni courageux. A vaincre sans péril…

En 2017, Emmanuel Macron avait été élu grâce à la mobilisation des citoyens contre l’extrême-droite qu’il avait confondue avec un plébiscite pour son génie indépassable. Le « mouvement des gilets jaunes » et la détestation envers sa personne qu’il a su susciter au sein de la population auraient dû le convaincre qu’il faisait fausse route, que son socle électoral était étroit. Au début de l’entre-deux tours, on lui a dit qu’il devait rassembler. Alors, il a osé une concession révolutionnaire : fixer éventuellement l’âge de la retraite à 64 ans, plutôt que 65 ans, après concertation, s’il était vraiment convaincu. La pauvre fille Le Pen, a été incapable de lui apporter la contradiction en expliquant, par exemple, qu’au moins le tiers (et probablement plus) des économies réalisées par le report du départ en retraite partirait en fumée étant donné le nombre de seniors sans emploi. Sentant que la victoire sur le ring ne pouvait lui échapper, Macron s’est même montré fidèle à son arrogance légendaire et, au final, il a été élu une nouvelle fois par défaut, pour faire barrage à l’extrême-droite. Le raisonnement selon lequel sa légitimité est forte parce que le score aurait pu être plus serré est juste aberrant. Il n’a surtout pas de quoi se vanter.

La deuxième erreur de Macron est qu’il « assume », c’est un de ses mots favoris, ses choix économiques. Ce n’est évidemment pas lui qui est responsable du tournant libéral de la France. Cela fait quasiment quarante ans que l’économie n’est plus au service de la nation mais l’inverse. Les conséquences sociales sont perçues comme des dommages collatéraux, voire comme des bénédictions si l’on prend les inégalités. L’Etat subit une cure d’amaigrissement autant qu’une révolution culturelle. L’obsession de l’efficacité affiche ses limites tous les jours. La puissance publique est incapable de s’adapter, de remplir normalement ses missions. La situation du système hospitalier les premiers mois du Covid est dans tous les esprits mais tous les services publics sont logés à la même enseigne. Interviewé à la suite de la mort en prison d’Yvan Colonna, l’assassin du préfet Erignac, le directeur de l’établissement pénitentiaire justifiait l’absence de réactivité de son gardien par le nombre de tâches qu’il devait accomplir simultanément. Regarder la caméra de la salle de sport n’était que l’une d’entre elles. Le manque de personnel s’est traduit par un décès ici également.

La quête de productivité étant encore plus poussée dans le secteur privé, Colonna aurait certainement moins survécu si la prison avait été privatisée. Le projet macronien tel qu’il est exposé consiste à transformer la France en start-up géante. On ne l’a jamais vu aussi épanoui que lors des journées du patrimoine, quand il vendait des tasses et des slips bleu-blanc-rouge. Il montrait ce qu’était la France, un centre de maximisation des profits et de réduction des coûts. En fait, trois projets ragoûtants se faisaient face lors de cette élection. Marine Le Pen proposait de généraliser les prises de sang afin d’identifier les Français comme il faut. Jean-Luc Mélenchon, chez qui « le refus de baisser les yeux » est le pendant du « j’assume » du président, envisageait d’instaurer une sixième République. La vraie démocratie, l’athénienne, était directe. Pour Méluche, il convenait de neutraliser la démocratie représentative pour revenir à sa forme la plus authentique. Certes, 40 000 citoyens étaient comptabilisés à Athènes contre 48,7 millions d’électeurs en France aujourd’hui. Cependant, en construisant un stade suffisamment grand, il serait possible d’accueillir tous les citoyens désirant participer à la vie publique.

Le projet secret de Macron a commencé à fuiter. La terminologie n’est pas non plus à négliger. Elle est supposée se conformer à sa vision entrepreneuriale. La disparition du poste de président de la République est ainsi programmée. C’est un chairman qui devrait diriger la France désormais. Le ministre de l’Economie est censé être nommé responsable des ressources humaines. Dans le même ordre d’idée, il n’y aura plus de citoyens mais des collaborateurs qui seront actionnaires minoritaires de la France et auront le droit de voter lors de l’Assemblée Générale quinquennale. L’essentiel des parts sera réparti entre les grandes multinationales présentes en France au prorata de leur chiffre d’affaires. Ce schéma a le mérite de la clarté. C’est ce qui perdra le malheureux Manu. Il y a des choses que l’on peut faire mais qu’il ne faut surtout pas dire.        

La maxime (Georges Clémenceau) :

On ne ment jamais autant qu’avant les élections,

Pendant la guerre et après la chasse.