Le téléphone est né en 1876. Dring ! Dring ! Deux ans plus tard, la France procédait à une réforme de son orthographe. Tandis que sonner et résonner garderaient leurs deux « n », résonance, consonance et assonance n’en prendraient désormais plus qu’un. Malaise dans l’écriture. Bobo la tête et pas seulement chez les cancres. On peut même parler de… dissonance.

Lorsqu’un individu se trouve confronté à une masse d’informations incompatibles entre elles, il en éprouve de l’inconfort. Cette irritation, ce sentiment déplaisant, sont l’expression d’une dissonance cognitive. Heureusement, le cerveau humain est équipé pour résoudre ce genre de désordre. De nombreuses expériences ont été menées afin de mettre au jour les mécanismes qui se mettent en place à cette occasion. Invité à évaluer une liste de lieux de vacances possibles, un individu attribue la même note à Rome et à Madrid. Puis, on lui demande de choisir son prochain séjour entre les deux. Une tension apparaît alors. Alors que, fondamentalement, il est indifférent au choix de l’une ou de l’autre ville, il doit trancher et les hiérarchiser. Imaginons qu’il ait opté pour Rome. Quand, quelques minutes plus tard, il sera prié de réévaluer l’ensemble des sites touristiques, sa note en faveur de Rome sera cette fois plus élevée que celle de Madrid. Ce type de stratégie a toutefois des limites. Un homme reçoit deux cravates de sa mère, une rouge et une jaune. Il met la rouge lors de sa visite suivante pour lui faire plaisir… et elle s’inquiète : « tu n’aimes vraiment pas la jaune ? »
La vie est pleine de facéties. Les cas de figure où la conciliation d’éléments discordants est requise ne manquent pas au quotidien. L’étourdi qui sort les clés de son domicile pour franchir le portique du métro finit par se rendre compte de sa méprise puisqu’il reste impitoyablement bloqué. Euréka, c’est de mon Pass Navigo que j’ai besoin ! La situation est beaucoup plus intéressante quand il est question d’opinions, de croyances. Dans ces conditions, la production de jus de crâne destinée à ramener une forme de cohérence globale est impressionnante. Elle porte des noms aussi exotiques qu’ « argument ad hoc » ou « stratagème immunisateur ». Un prédicateur annonce la fin du monde à une date précise. Rien ne se passe. Il racontera à ses ouailles que Dieu a finalement décidé de surseoir à l’exécution de son décret. Le marxisme prédisait que, rongé par ses contradictions internes, le capitalisme allait s’effondrer de lui-même. Cela ne s’est pas produit. Tous les marxistes n’en ont pas profité pour entrer dans les affaires. Une partie des militants est restée fidèle à l’idéologie et a fourni une explication : l’Etat a servi de « béquille » du capital et a empêché la réalisation de la prophétie.
Quand des enjeux politiques sont présents, la volonté d’avoir raison de ses adversaires constitue une machine à fabriquer de l’incohérence du meilleur tonneau. En 2014, Anne-Sophie Leclère, candidate d’extrême-droite, comparait Christiane Taubira à un singe. Elle fut illico exclue de son parti. Ses propos inqualifiables lui valurent même ensuite une sanction exemplaire de la part des tribunaux. En 2022, Taha Bouhafs, était investi pour les législatives par la France Insoumise, cela malgré sa condamnation en justice pour racisme – laissons de côté les multiples insanités qui peuvent lui être imputées par ailleurs. Face au tollé, il renonça malgré le soutien de ses compagnons de route qui s’indignaient de la collusion entre les fascistes, la « macronie » et une partie de la gauche. Pour un observateur neutre, leur argumentation relevait du plus haut comique dans le sens où elle aurait dû exonérer aussi Anne-Sophie Leclère. En effet, ni Bouhafs, ni Leclerc ne sont des politiciens professionnels. De plus, l’un et l’autre œuvraient dans le même secteur d’activité, la pêche – la pêche à l’info pour Bouhafs autoproclamé journaliste et celle des poissons pour son alter ego qui tenait une boutique de cannes à pêche.
Bref, selon le bord politique auquel on appartient, des marques d’inexpérience quasiment identiques valent circonstance atténuante ou aggravante. En fait, plus une croyance est ancrée et plus les informations qui sont susceptibles de la réfuter sont écartées sans le moindre esprit critique. Le postulat de départ explique beaucoup de choses. J’ai forcément raison puisque c’est moi, c’est-à-dire me, myself and I. Que mon avis soit réduit à un affect ou qu’il s’agisse du produit d’une réflexion n’est pas toujours détectable. En effet, y compris dans le cas d’un affect, l’individu prendra soin de construire un raisonnement plus ou moins élaboré pour justifier sa position. Au final, si vous n’êtes pas d’accord avec moi, vous avez tort. Cela va loin dans le sens où, même si des éléments mettent à mal mon point de vue, ils doivent être aussitôt rejetés. Un pays à démocratie douteuse organise des élections – l’Iran, la Russie, le Venezuela… – et le régime en place, que je juge antipathique, l’emporte. C’est impossible. Soit les élections ont été truquées, soit le pouvoir a procédé à un matraquage médiatique.
Que la majorité des électeurs fasse ce que je considère être le mauvais choix pour leur pays ne fait pas partie de mon logiciel. Alors, il y a nécessairement fraude, manipulation. Cela s’applique même aux authentiques démocraties. En Grande-Bretagne, la seule explication au vote sur le Brexit est qu’un camp sympathique et honnête faisait face à un camp détestable et menteur. Socrate a beaucoup contribué à cette approche biaisée. Selon lui, seule l’ignorance, le défaut d’information, était responsable des aberrations constatées. S’il avait su que Xanthippe était une mégère, il ne l’aurait pas épousée. Ce genre de perspective induit qu’il existe une vérité. Or, en politique, il n’y en a pas. Il n’est pas question de solution unique mais de valeurs. La droite souhaite mettre l’homme au service de l’efficacité économique tandis que la gauche aspire à renforcer la solidarité entre citoyens. Ce sont des choix de société et les jours heureux qu’ils promettent sont au mieux des vœux pieux et au pire des fariboles.
La maxime (Francis Bacon) :
La vérité sort plus facilement de l’erreur
Que de la confusion