COW BOYS ET INDIENS

Sortie le 9 mai 1968, la chanson « La cavalerie » a été reliée aux « événements ». Julien Clerc y annonce : « j’abolirai l’ennui » – une réponse à un éditorial du journal « Le Monde » en mars : « La France s’ennuie ». La toile de fond est hélas passée sous silence. Elle est constituée de films américains avec des charges de cavalerie justement. D’un coup, nous voici dans un autre univers.

De manière quasi pavlovienne, le mot western évoque les films d’enfance, un majestueux John Wayne (prénommé Marion selon l’état civil), sabre au clair, fonçant à la tête de ses soldats délivrer des visages pâles qui étaient sur le point de se faire scalper par une bande de peaux-rouges guidés par un chef arborant une superbe coiffe en plumes d’aigles – le tout au son du clairon. En grandissant, il est naturel de prendre un peu de distance. Il est rare de trouver des inconditionnels de Bambi à l’âge adulte. Et puis les éventuelles dérives nostalgiques, les douces poussées régressives sont systématiquement contrariées par la police du bon goût. Ce cinéma est considéré de second rang, destiné aux ringards de chez ringards. On ne tourne plus énormément de westerns. Bien que les atypiques « Frères Sister » de Jacques Audiard et « La ballade de Buster Scruggs » des frères Coen aient connu un succès d’estime ces dernières années, le jugement ne varie pas : un bon western est un western mort. Et le soutien du grand Bertrand Tavernier, qui en est fan, n’y pourra rien changer.

Le western est associé à la fois à l’apparition du cinéma et à l’histoire, une certaine histoire, des Etats-Unis. Le genre est en principe caractérisé par une unité de lieu, une unité de temps et une unité d’action. Le lieu est ordinairement le territoire des Etats-Unis même si la cavalerie n’hésite pas à pourchasser les Indiens au-delà du Rio Grande, au Mexique et si le Canada sert occasionnellement de théâtre aux multiples parties de cache-cache qui jalonnent les scénarios. L’époque est habituellement le dix-neuvième siècle. Quelques-uns proposent des incursions au dix-huitième mais la rivalité entre puissances coloniales européennes ne suscite guère l’enthousiasme des studios hollywoodiens, malgré une étonnante obsession pour « Le dernier des Mohicans » puisque six versions du roman de James Fenimore Cooper ont été tournées. Inutile d’ajouter trop de complexité. L’opposition entre les blancs et les tribus natives est bien suffisante. L’action est censée relater la conquête de l’Ouest – d’où le mot « western »  –  mais les exceptions sont largement plus nombreuses à ce propos.

Conformément à la  théorie de l’historien Frederic Jackson Turner qui souligne comment les Etatsuniens ont repoussé la frontière de leur pays vers l’Ouest, en quête de nouveaux espaces, le modèle du western dépeint un immigrant qui, depuis le bateau l’ayant transporté d’Europe, saute sur un trampoline qui le propulse sur un chariot prêt au départ. Quand un chapeau de cow boy tombe du ciel sur sa tête, il crie « ya ! » et donne un coup de fouet sur les chevaux. Pourtant, le western englobe nombre de situations qui sortent de ce cadre : la Guerre de Sécession, la ruée vers l’or, etc… Une partie non négligeable de la production serait aisément classable dans d’autres genres – film noir, thriller, drame psychologique… – si l’action avait lieu au vingtième siècle. Dans « La chevauchée des bannis », qui décrit la prise en otage de la population d’un village montagneux par sept bandits, les deux moments d’anthologie du film sont une étourdissante scène de danse et surtout la fuite fatale dans la neige où le froid empêche des méchants d’attraper leurs armes. 

Alors pourquoi tant de haine ? On ne peut exclure l’antipathie que les Etats-Unis inspirent par le fait qu’ils représentent la première puissance économique mondiale et le bastion idéologique du l’hyper capitalisme. Le western a contribué à forger les mythes fondateurs du pays et, à ce titre, il doit être honni. Un parallèle est établi entre les dingues de la gâchette à chapeau sur écran géant, les détenteurs d’armes aujourd’hui et pourquoi pas l’impérialisme des Etats-Unis. Plus fondamentalement, il est reproché au western de ne refléter que le point de vue des hommes blancs. Il est vrai que la perspective amérindienne est rarement mise en avant. Loin de tout angélisme, Pekka Hämäilänen a fait le récit de l’histoire de l’empire comanche qui a survécu plusieurs siècles. Profitant de la fragilité des puissances coloniales qui n’avaient pas les moyens de le soumettre, il a réussi à développer des activités aussi diverses que la chasse aux bisons, l’élevage de chevaux, le commerce mais aussi l’esclavage et le pillage avant de s’effondrer vaincu par les armes et les microbes. Le propriétaire de ranch ignore tout cela.

En dépit de cette identification avec les blancs, le western américain est beaucoup moins caricatural qu’on ne pourrait le croire. Abstraction faite des quelques œuvres pro-indiennes, même dans les films où les héros font un sort aux sauvages, le conflit est souvent provoqué par une rupture des traités par les blancs. Trahis ou affamés, les indiens se révoltent et il faut bien les mettre au pas mais, le plus fréquemment, ce sont eux les gentils… si on y en pense. Il n’y a d’ailleurs pas que les « quatre borgnes » (John Ford, André de Toth, Fritz Lang, Raoul Walsh) à s’être lancés aussi dans le western. On compte aussi dans ce club  Henry Hathaway, Howard Hawks, Otto Preminger… Bref, tous ces grands réalisateurs ont trouvé dans le genre une liberté exceptionnelle à travers la matière – une société non formatée, parfois anarchique – à travers l’innovation – entre le Cinémascope et l’écran panoramique – ou à travers la désertion du western par les idéologues. John Ford racontait d’ailleurs qu’il avait investi le domaine parce que, là, on lui fichait la paix. Enfin, le western est démocratique. Malgré l’existence de plusieurs niveaux d’interprétation, ses codes clairs le rendent accessible à tous. Un défaut de plus pour les pédants ?

LE SOUHAIT :

BONNES ET TRES LONGUES VACANCES !!!!!

METTRE LES FORMES

Georges Clemenceau avait asséné : « Les fonctionnaires sont les meilleurs maris ; quand ils rentrent le soir à la maison, ils ne sont pas fatigués et ont déjà lu le journal ». Cette petite blague est datée. On ne lit plus le journal. Elle permet d’introduire toutefois un article sur les arcanes de la bureaucratie. Saga gratte-papier, attention les secousses !

D’après le sociologue Max Weber, le pouvoir est susceptible de reposer sur trois types de ressorts : le charisme d’un meneur, la tradition ou la logique légale rationnelle. La domination charismatique s’appuie sur les qualités personnelles du leader. Elle a tendance à s’étioler au fil du temps. La domination traditionnelle décrit une société qui fonctionne d’après des coutumes ancestrales dont l’origine est incertaine, dont l’existence n’est pas forcément nécessaire mais que personne ne s’aventurerait à remettre en cause : elles cimentent le corps social. La domination légale rationnelle est caractérisée par la présence de règles impersonnelles dont la vocation est de permettre à la collectivité d’afficher un haut niveau d’efficacité. C’est pourquoi elles sont destinées à évoluer au gré des changements qui se produisent dans l’environnement. La « supériorité » de l’Occident résiderait dans le fait qu’il s’est engagé dans la voie légale rationnelle. Le progrès scientifique accompagne la démarche tandis que la « bureaucratie » est décrite comme l’incarnation de ce tournant historique.

Face à une administration imbécile, il n’est d’autre recours que de fournir les pièces justificatives demandées et de se soumettre docilement aux exigences les plus ridicules. Le citoyen pourra toujours prier pour que des oreilles d’âne poussent au fonctionnaire borné, qu’un troisième œil lui apparaisse au milieu du visage et que des vers de terre lui sortent du nez mais cette attitude est considérée comme anachronique de nos jours. Les malédictions et le pouvoir des sorciers ne sont pas la solution adéquate dans ces circonstances. A cet égard, Weber parle de « désenchantement du monde ». La magie, la poésie et l’imagination sont désormais réduites à des champs très restreints. Elles ne doivent pas polluer notre vie quotidienne. En ce sens, la modernité occidentale n’a pas trop de quoi se vanter. La seule manière de contrer une directive de l’administration est de lui opposer un article d’un autre règlement. Le juge a omis de signer un formulaire. Si l’avocat du violeur a bien fait son travail, son client sera bientôt remis en liberté et pourra à nouveau exercer ses talents. C’est ce qui rend notre société si glorieuse et ceux qui ne le comprennent pas ne voient pas que, sans cela, nous serions encore au Moyen Age.

Ceux qui pensent de la sorte ont raison et tort à la fois. En étant axé sur des règles fixées à l’avance, le monde moderne a indiscutablement effectué un grand bond en avant. Il a offert à ses habitants une véritable visibilité, une capacité à se projeter, tout en réduisant le niveau de violence générale. Pourtant, il n’y aurait rien de plus idiot que de diviniser ou idolâtrer ces règles. Tout d’abord, elles ne sont pas neutres. Elles privilégient des groupes particuliers au détriment d’autres. Et puis, indépendamment de cette dimension politique, leur mise en application est extrêmement pernicieuse. Le formalisme bureaucratique s’apparente à une troupe de coq sans tête qui court dans tous les sens et, telles des métastases, croît tous les jours – d’où ses incohérences. En outre, cette organisation de la société déresponsabilise les maillons de la chaîne administrative. La défense des participants à la Shoah, d’Eichmann au soldat sur le terrain explosant la cervelle d’un enfant, n’a jamais varié : «  Nous obéissions à des ordres », comme s’il fallait différencier Hitler, le seul responsable, et le reste de la population allemande. Les historiens ont montré que cette perspective était entièrement biaisée.  

Evidemment, il n’est pas question de prétendre que tous les employés – on n’ose écrire collaborateurs – des organisations bureaucratiques sont des nazis. On pourrait d’ailleurs dire de même pour la population allemande qui a tout de même comptabilisé quelques résistants pendant la guerre. Il n’est pas rare que des bureaucrates utilisent les informations dont ils disposent au service du Bien : « Je ne vais pas vous faire revenir pour si peu. Je devrais pouvoir régler le problème autrement ». Il arrive également que d’autres éprouvent un malaise face à leur mission. Voici un échange tiré d’une expérience personnelle :

– « C’est à propos de la cessation de vos droits d’auteur à notre revue.

– Je vous ai pourtant renvoyé le formulaire.

– Pourriez-vous le remplir à nouveau SVP ? La dernière lettre du titre est hors du cadre dédié.

– Vous ne voyez pas qu’il s’agit d’un N ?

– Si mais ce n’est pas dans le cadre. Je suis confus mais je dois insister. Sinon, vous ne serez pas publié.

– OK, je recommence.

– Merci, merci et désolé vraiment ».

Cependant, les postes administratifs ne sont pas occupés que par des gens serviables ou gênés par leur tâche. Y sévissent aussi des orthodoxes intransigeants qui traquent les suppôts du zigzag. Sur le plan humain, ce sont le plus souvent des pervers narcissiques, des frustrés de la vie, des rats dégoûtants. Michel Crozier et Eberhard Friedberg ont mis au jour leur action. En avance sur leur temps, les deux chercheurs sont partis du postulat que la compréhension des mécanismes organisationnels ne doit pas se focaliser sur les propos des dirigeants. Chaque membre de la structure dispose de marges de manœuvre. Ce minimum de pouvoir qu’a tout individu se mesure par sa capacité de nuisance. Au bout du compte, c’est dans les échelons intermédiaires que l’on trouve les haineux, les vindicatifs. En haut de la hiérarchie, les chefs trustent les avantages, accumulant distinctions et récompenses. Ils n’ont aucune raison d’être haineux. En bas, les opérateurs ont l’habitude de ne compter pour rien. Ecrasés économiquement, leur préoccupation est juste de surnager. En revanche, au milieu, la concentration de ressentiment est immense. Les subalternes non promus estiment le mériter et n’ont pas de souci de revenu. Donnez-leur un pouvoir de pourrir la vie d’autrui disproportionné au regard de leur statut, comme dans le consulat d’un pays développé, et vous observez alors ce que l’humanité a de pire.    

Devinette :    

Quelle est la différence entre un testeur de thermomètre chez Johnson et Johnson et un employé de consulat ? Dans un cas, l’individu reçoit la carotte et, dans l’autre, il la met.

SARL

En mars-avril 2020, les Français rendaient hommage au personnel soignant depuis leurs fenêtres tous les soirs à vingt heures pile. Cessant d’être nourris, les applaudissements ont fini par s’éteindre. Comme si les gens étaient devenus indifférents envers le sort des personnels de santé. En réalité, les choses sont plus complexes.

Les sondeurs font l’unanimité contre eux… Mince, je me suis trompé… Je recommence… Les sondeurs sont unanimes : les Français aiment ceux qui les soignent. Les blouses blanches figurent dans le tiercé de leurs personnalités préférées. Evidemment, selon l’âge, ils partagent le podium avec Yannick Noah et l’abbé Pierre (pour les quinquas), avec Charles Trenet et Edith Piaf (pour leurs parents), Aristide Bruant et La Goulue (pour leurs grands-parents), Napoléon 1er et Joséphine (pour leurs arrière-grands-parents, plus très frais et à qui il a fallu répéter plusieurs fois les questions), voire avec Mickey et Minnie (pour leurs petits-enfants, très remuants et à qui il n’a pas été simple de poser les questions). Il est exact qu’ils étaient parfois accueillis avec des œufs en rentrant chez eux pendant le premier confinement. Leurs voisins étaient effrayés par le risque de contamination – qui a envie d’avoir une centrale nucléaire dans sa rue ?  Mais le phénomène était rare. C’est le dévouement et le courage des soignants qui étaient mis en exergue. Ils étaient perçus comme nos héros.

L’état de délabrement du système hospitalier a été amplement souligné pendant la première vague du Covid. Le manque de lits et de personnel pour recevoir les malades a été tellement criant qu’un Ségur de la santé s’est tenu dès qu’il a été possible de reprendre un peu son souffle. Parmi les principales mesures, une revalorisation des salaires ainsi qu’une croissance des effectifs ont été décidées. Les vagues suivantes ne se sont pas traduites par une amélioration significative de la situation en termes de capacités d’accueil hospitalières. C’était un peu logique. En quelques mois, il n’était pas possible de rendre opérationnels ceux qui auraient opté entretemps pour les carrières de santé. Et encore, choisir cette voie n’allait pas de soi. Sur le plan salarial, il ne s’agissait pas d’un pont d’or mais d’un rattrapage par rapport à ce qui se fait en Europe. En outre, et ce point est bien plus essentiel, l’accomplissement des tâches continuait de laisser les personnels dans un immense état de frustration. Quand on s’est engagé au service des patients mais que l’objectif de réduction des coûts est tellement obsessionnel qu’il vide le contenu des soins de toute leur dimension humaine, c’est le sens du travail qui se trouve sur la sellette.

Les blouses blanches ont exprimé leur détresse. Elles se sont plaintes abondamment de cette taylorisation.  Les autorités ont pensé s’en tirer en faisant un chèque. Après tout, cela faisait si longtemps que les soignants attendaient une augmentation de leurs salaires qu’ils n’allaient pas faire exploser le Ségur de la santé parce qu’ils avaient des vapeurs. C’est ce qui s’est passé et il serait évidemment injuste de leur en tenir rigueur. C’est un problème qui les dépasse. Il renvoie à des choix de société. Le président Macron parlait de se réinventer. La route est longue. Le directeur d’une Agence Régionale de Santé (ARS) a été limogé en avril 2020 pour avoir affirmé précipitamment que les suppressions de poste au centre hospitalier de Nancy n’étaient pas remises en cause par le Covid. Le timing n’était pas bon. Certes, cet événement a précédé le Ségur de la santé. Cependant, un peu plus tard, la Chambre régionale des comptes basée à Orléans a étrillé l’hôpital de la ville pour sa mauvaise gestion en appelant à une réduction du nombre de lits et des effectifs. C’est la même petite musique. Le logiciel n’avait pas et n’a pas changé.

Pour offrir des services publics, il est nécessaire de lever des impôts. Jusque-là, presque tout le monde est d’accord. C’est avec la question de qui doit les acquitter que les désaccords apparaissent d’un coup. C’est pourquoi une espèce de consensus mou s’est dégagé en France, comme dans de nombreux pays d’ailleurs. La meilleure façon d’éviter de se disputer à ce sujet revient à minimiser la place des administrations publiques. A la tête du peloton anti-fiscalité, on trouve bien sûr les entreprises, surtout celles qui ont le loisir de s’installer à l’étranger, mais elles sont loin d’être seules en la matière. Beaucoup de citoyens en ont marre d’être pris pour des « cochons de payant ». N’oublions pas que le déclencheur commun des deux dernières jacqueries, celle des « bonnets rouges » et celle des « gilets jaunes », a été l’instauration d’une nouvelle taxe. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que tous ces biens collectifs soient considérés désormais prioritairement comme des centres de coûts, lesquels doivent être réduits drastiquement. Des lits inutilisés dans un hôpital ou des enseignants non affectés à un poste sont des exemples dramatiques de gabegie, de gaspillage des deniers publics.   

Le cœur du drame réside dans ce glissement progressif de la notion de service public. Les larmes de crocodile des experts en intelligence rétrospective n’y pourront rien changer. La défense de la Chambre régionale des comptes d’Orléans est éloquente : nous avons exigé des économies parce que nous ne savions pas qu’il y aurait une pandémie. Ce qui sous-entend qu’une fois le Covid parti, on pourra reformuler tranquillement le même type de demande. L’idée qu’un service public de qualité se paie est aujourd’hui une hérésie, évitons le mot blasphème. Flux tendus et polyvalence sont les deux mamelles des comptables publics. Dans un instant de transe, son président Pierre Moscovici a prophétisé : « Je fais le rêve qu’un jour les cardiologues pourront remplacer les urgentistes, les infectiologues pourront se substituer aux aides-soignantes, les infirmières pourront se substituer aux radiologues, les professeurs d’éducation physique pourront se substituer aux professeurs de mathématiques. Alléluia ». Puisqu’il n’est pas envisageable que les balayeurs se substituent aux comptables publics, invitons au moins ces derniers à changer de logiciel en prenant pour modèle les équipes de football professionnel. Pourquoi y rémunère-t-on bêtement des remplaçants ? Parce que, entre autres, des joueurs peuvent se blesser…

Ah oui. SARL : solidarité à responsabilité limitée.

La maxime :    

Ne dites pas 33 mais 32,5

C’est toujours ça de gagné

FAIRE BARRAGE

Les Castor Juniors occupent une place de choix dans l’univers de Disney. Il s’agit d’un groupe de scouts qui vise à protéger la nature, à diffuser le savoir et à encourager l’amitié entre les espèces animales. Ils sont menés par Riri, Fifi et Loulou, qui sont des neveux de Donald, c’est-à-dire des canards. En les nommant pourtant « Castors », leur créateur associait implicitement ces gentils rongeurs à l’idée de travail. Leurs bonnes actions exigent une activité permanente.

Commençons par un petit détour. Il est de bon ton aujourd’hui de se moquer des conceptions de la société de Thomas Hobbes et de Jean-Jacques Rousseau. Ces deux penseurs ont présenté leurs positions à une époque où les connaissances en anthropologie étaient particulièrement limitées. Pour alimenter leur réflexion, ils s’appuyaient pour l’essentiel sur les travaux des auteurs classiques, qui reposaient largement plus sur des théories que sur l’observation. Leurs préjugés étaient ensuite confirmés par la description de tribus exotiques effectuée par quelques voyageurs. Hobbes était ainsi arrivé à la conclusion que « l’homme (est) un loup pour l’homme ». Egoïste, spontanément irrespectueux de son prochain, il avait besoin d’être contrôlé par une structure telle que l’Etat. L’imposition de règles qui devraient être suivies par tous était censée éviter le désordre et la violence généralisée. En sens inverse, Rousseau considérait les êtres humains comme fondamentalement bons mais que la civilisation aurait corrompus. Dans une espèce de remake du « péché originel », il les invitait à souscrire à un « contrat social » qui leur permettrait de s’épanouir à nouveau au contact de leurs pairs.

Ces deux visions conduisaient à une justification du rôle de l’Etat. Et depuis personne n’a sérieusement remis en cause son existence. Quelle tristesse ! L’homme est aujourd’hui accablé par les impôts et les privations de libertés. S’il n’y avait les Insoumis, tous courberaient l’échine. Pour les deux anarchistes David Graeber et David Wengrow, il fallait tenter quelque chose, surtout ne pas désespérer Greenwich Village et BoCoCa, deux quartiers gentiment tendance à New York. Le but de leur ouvrage est modestement de « déconstruire » tout le savoir en sciences humaines qui s’est accumulé au fil des siècles. On en déduit par exemple que, si des désaccords sont apparus dans la gestion du Covid dans de nombreux pays, c’est la réalité même de l’Etat qui est à incriminer, et surtout pas l’individualiste effréné d’une partie de leurs citoyens. Afin d’atteindre leur objectif, les deux David mobilisent la sagesse de « l’homme des bois », regardé avec mépris et condescendance par l’Européen, sûr de sa supériorité, ô combien à tort. La preuve ultime de leur thèse porte le nom d’Helena Valero, une femme capturée par une tribu Yanomami et qui, après avoir été récupérée, a préféré retourner vivre chez ses kidnappeurs.

Ce serait de la bombe : si une personne parfaitement au fait des coutumes des uns et des autres choisit les supposés sauvages, c’est la preuve que leur société fonctionne mieux. Le problème est que cette preuve reste mince et risque de se retourner contre ceux qui l’ont administrée. Une fois au courant que la vie de ces tribus en marge de la modernité est idyllique, les lecteurs du livre en question devraient tout plaquer et les rejoindre. Les avocats et artistes new-yorkais vont être guettés avec attention les années à venir. C’est ici que les castors interviennent. En vérité, les deux David pèchent par manque d’ambition. Une perspective antispéciste accomplit plus efficacement leur projet de dessouder nos sociétés. Il n’est nul besoin de se référer à Aymeric Caron et à sa passion pour les lombrics. Il y a du beaucoup plus lourd et solide, Georges-Louis Leclerc, compte de Buffon qui a écrit : «  Autant l’homme s’est élevé au-dessus de l’état de nature, autant les animaux se sont abaissés au-dessous : soumis et traités en servitude, ou traités comme rebelles par la force et dispersés, leurs sociétés se sont évanouies, leur industrie est devenue stérile, leurs faibles arts ont disparu ».

Quitte à « déconstruire », faisons-le jusqu’au bout ! L’humanité à la sulfateuse … mais avec discernement SVP ! En l’occurrence, cette envolée sur la maltraitance animale multi millénaire et ses conséquences, bien avant que les questions de biodiversité ne surgissent d’ailleurs, ne vaut pas pour toutes les espèces de la même manière. Les paresseux, mammifères arboricoles à deux doigts restent honnis tandis que les castors acquièrent une excellente réputation à la Renaissance dans le Nouveau Monde. Un tempérament travailleur leur est assigné, comme l’explique Lucy Cooke, spécialiste des « buffonneries » en tout genre. Des prouesses architecturales leur sont attribuées. Pour Buffon, le modèle de société idéale n’est autre que celui des castors : « Quelque nombreuse que soit cette société, la paix s’y maintient sans altération ; le travail commun a resserré leur union ; les commodités  qu’ils se sont procurées, l’abondance de vivres qu’ils amassent et consomment ensemble, servent à l’entretenir ; des appétits modérés, des goûts simples, de l’aversion pour la chair et le sang, leur ôtent jusqu’à l’idée de rapine et de guerre ». Il ne faut pas se fier aux apparences. La sagesse du castor en supplante beaucoup d’autres… 

Il est amusant de constater que les bestiaires européens du Moyen Age présentaient le castor sous un jour moins favorable. Il était accusé d’utiliser ses testicules de façon diabolique. On racontait que, poursuivi par des chasseurs, le castor se castrait pour conserver la vie sauve en cédant ses bijoux de familles à ses poursuivants qui en étaient friands. Précurseur des drag-queens, il était, disait-on, capable de ruser en ramenant en arrière ses chers testicules afin de laisser croire aux chasseurs qu’il en était dépourvu et donc n’avait pas de valeur. C’est l’analogie entre le travail de bûcheron du castor, son goût de la belle ouvrage et l’éthique puritaine des colonisateurs de l’Amérique qui serait à l’origine de ce revirement dans la perception du castor. Un dernier point commun entre lui et l’homme peut être relevé : un simple stimulus sonore, au lieu d’un véritable cours d’eau, pousse ce petit rongeur à entamer aussitôt des activités de construction. Il est sujet aux leurres autant que l’humain – le mythe de la caverne de Platon l’atteste. L’homme y confond le feu et son ombre.   

La maxime  (Henri Prades) :    

Pour sauver un arbre,

Mangez un castor

LE COUP D’ETAT PERMANENT

Les élections législatives viennent de se terminer. Les commentateurs se déchirent sur leur interprétation. Enfin, un peu de passion sur cette mer désespérément étale et silencieuse. Il était temps. Cela dit, ne s’agissait-il pas du calme qui annoncerait la tempête ?  

On ne dira jamais assez que les chiffres sont aisément manipulables. C’est d’ailleurs à cette fin qu’ils ont été créés : faciliter la vie des hommes. Dans les controverses idéologiques, c’est pareil. Je picore, je picore et je retiens les données qui conviennent à ma vision du monde. Je suis un blanc suprématiste américain. Alors, je note que 65 personnes sans armes sont tuées par la police aux Etats-Unis. Parmi elles, on comptabilise 23 Afro-Américains à mettre en rapport avec les 7 500 Afro-Américains victimes d’homicide annuellement aux Etats-Unis. A partir de cette mise en perspective quantitative, je souligne que le battage fait autour de mort de George Floyd et l’essor de « Black live matter » sont disproportionnés. Ce faisant, je fais semblant de ne pas voir que, dans l’émotion qui s’est manifestée, ce sont des siècles d’injustices, de traitement différencié qui sont ressortis d’un coup lorsque Floyd s’est retrouvé écrasé par le genou d’un policier. En sens inverse, je suis islamo-gauchiste français : je compare les morts causées par le terrorisme aux victimes d’accidents de la route pour expliquer que la peur d’éventuels attentats est ridicule… tout en justifiant les motivations de leurs auteurs s’il y en avait.

Si l’on revient aux élections législatives maintenant, il y a un point qui fait l’unanimité. Emmanuel Macron a pris une claque retentissante. C’est la première fois qu’un Président qui vient d’être élu est ainsi mis en difficulté, et cela avant même d’avoir bougé le petit doigt. Son premier mandat n’a manifestement pas laissé un excellent souvenir. Il va devoir composer, et pire qu’avec la gauche, avec Edouard Philippe, François Bayrou et la droite anti-Macron. Au-delà de ce constat, on entre dans une zone de turbulence où la mauvaise foi et la malhonnêteté rivalisent hardiment. La bataille visant à déterminer quel parti a remporté le plus de voix au premier tour a été pathétique, pas du genre à réhausser le niveau du débat politique aux yeux des abstentionnistes.

– Eh, ici j’ai 21 000 voix que tu n’as pas comptées, bonhomme !

– Je les compterai pas, euh. Je les compterai pas, euh, nananère. Et il n’y en a pas 21 000 d’abord.

La mienne est plus grande que la tienne. On aurait pu et dû s’arrêter à ce match nul qui est une grosse défaite pour Emmanuel Macron.  

Pour le reste, la création de la NUPES a mécaniquement permis à la gauche compatible avec la mélenchonie de doper son nombre de sièges. Il s’agit toutefois d’une progression en trompe-l’œil. En pourcentage des suffrages exprimés, il n’y a guère de raisons de se réjouir. Globalement, la gauche ne progresse pas significativement depuis 2017. Malgré tout son ramdam, le leader de la France Insoumise n’a attiré que 11 % des inscrits au premier tour. Si l’on ajoute la progression de l’extrême-droite en France, le paysage politique rend plutôt comique sa revendication d’être désigné, « élu » avait-il dit, Premier Ministre. La France est devenue un pays majoritairement de droite ou d’extrême-droite.  Mélenchon l’avait bien compris en invitant les « fachos pas trop fâchés » à le soutenir – les « fâchés pas trop fachos » corrigera-t-il plus tard prétextant un lapsus dans une tirade où il affirmait pourtant un impeccable patriotisme. Ce n’est pas surprenant : Mélenchon se perçoit en fait avant tout comme un fédérateur des antisystèmes, qu’ils soient rouges et des bruns. A cet égard, l’abstentionnisme lui offre paradoxalement une voie avec issue. Si les gens ne votent pas, les élus ne représentent pas le peuple.

Dans un petit opus aussi revigorant que provocateur, « La destitution  du peuple », Jean-Claude Milner fait ressortir les conditions de possibilité d’une telle approche. Comme le mot « pouvoir » sonne particulièrement creux, « souveraineté » lui a été préféré. Jean Bodin la définit comme la « puissance absolue et perpétuelle » qui peut « donner et casser la loi ». Les constitutions dans le monde n’appréhendent pas cette notion de manière uniforme. Dans celle des Etats-Unis, le peuple parle à la première personne : « Nous, peuple des Etats-Unis… nous décrétons… ». La logique est d’inclusivité. Les promoteurs de réformes cherchent à obtenir l’assentiment de leurs concitoyens. C’est pour cette raison que l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021 par des hordes de Vikings a été perçue comme un outrage par la quasi-totalité de la population américaine. Donald Trump n’a probablement pas fini de payer la note pour avoir attisé les braises ce jour-là. Par contraste, dans les constitutions françaises, y compris l’actuelle, il est habituellement écrit : « La souveraineté nationale appartient au peuple »… mais qui est le peuple ? L’exclusion des nuisibles est envisageable.

Mélenchon sait qu’il n’accédera jamais au pouvoir en respectant les règles du jeu politique. Alors, il attend secrètement un alignement improbable des planètes. En 2017, son camp avait un temps hésité avant de finalement reconnaître sa défaite à la présidentielle. Que ses bataillons d’insoumis prennent d’assaut le Parlement, et il n’y verra nul sacrilège mais, au contraire, une réappropriation du pouvoir par le bon peuple. De ce point de vue, chaque protestation sociale est perçue comme une opportunité. L’essentiel est d’être dans la rue. Vive les « gilets jaunes » et les anti passe sanitaires – dommage que l’on ait trouvé chez ces derniers Nicolas Dupont-Aignan et Florian Philippot en tête de cortège. Dans le même ordre d’idée, presque tous les élus sont insultés, vilipendés, traînés dans la boue. La justification est simple : malgré leur élection, ils manquent de respect au peuple. Idem pour la police et les institutions. Comme en Afrique du Sud, le racisme est d’Etat assurément. Pour ces révolutionnaires d’opérette, il n’est d’autre choix que de mettre à genoux les (déjà) soumis dont la posture ne mérite pas qu’on les traite en égaux. Il faut leur imposer cette vérité qu’ils refusent de voir. Contrôle de la violence, contrôle de l’information et charisme individuel : il est dans les starting-blocks, Jean-Luc. Dans une France ingouvernable, il pourrait bien fixer rendez-vous à son peuple dans la rue.

La maxime (Sacha Guitry) :

Les révolutions sont toujours faites au nom de principes admirables, formulés par deux ou trois

grands hommes mécontents de leur sort et qu’on n’a pas couverts d’honneurs comme ils le méritaient