Même s’il n’a jamais élu domicile à Chicago, où les meilleurs économistes sont formés, Gilbert Bécaud n’a rien à leur envier. La poésie de ses marchés de Provence avec « pour cent francs du thym de la garrigue / Un peu de safran et un kilo de figues » vaut bien celle des courbes d’offre et de demande. Le marché est un vrai régal pour les sens. Ses alentours encore plus…
On entend souvent que le travail doit s’adapter à la loi du marché. Ce n’est pas que les chefs d’entreprise soient de mauvais bougres et qu’ils refusent par cruauté d’augmenter les salaires de leurs « collaborateurs ». Surtout pas ! Ils en rêvent tous les matins quand ils se rasent et, pour les PDGères, quand elles se maquillent. Le frein réside dans le respect de la loi du marché. La moindre désobéissance pourrait être fatale pour l’entreprise. Une augmentation intempestive des coûts risquerait de l’affaiblir par rapport à la concurrence et de mettre en rogne les actionnaires. La terre tourne autour du soleil et pas le contraire. Non sans mal, l’homme s’est habitué à cette idée qui le ramenait à un minimum d’humilité. Eh bien, c’est pareil pour l’économie. La loi du marché nous enseigne que, lorsque l’offre est supérieure à la demande, les prix baissent et, quand elle lui est inférieure, ils augmentent. Ceci est vrai pour les tomates, les ordinateurs, les actions Cadbury et même l’appartement de madame Michu. Si les acheteurs se précipitent, elle en tirera un bon prix. Sinon, elle devra procéder à une baisse pour vendre.
Quand on y réfléchit bien, les tomates et les actions Cadbury ne font pas tant de chichis quand leur prix varie. C’est bien typique de l’homme de s’estimer au-dessus des autres produits, des autres espèces, et de commencer à geindre dès que le sort lui paraît défavorable. Sur un plan différent, pour justifier sa consommation de viande, il n’hésite pas à se moquer des antispécistes en imitant le cri de la carotte. Cela ne lui viendrait pas au cerveau de se défendre en arguant que le lion, lui, n’hésite pas à le mettre dans son assiette parce que cela sous-entendrait qu’il ne vaut pas mieux qu’un grand fauve – comme c’est bon, je mange de la viande et de la carotte. Non, l’être humain s’estime bizarrement supérieur aux lions, aux carottes et même aux Carambars de Cadbury. Pour en revenir au marché du travail, il y a déjà un nombre invraisemblable d’entraves à son fonctionnement : la durée, les conditions de licenciement… Il était temps, notamment avec les ordonnances Macron, de flexibiliser un peu tout ça. Que les salariés ne s’y trompent pas, la route est encore longue. Les rigidités ne manquent pas.
L’histoire nous enseigne que ces rapports entre l’offre et la demande de travail ont souvent déterminé l’évolution des salaires. Avec 3,5 millions de chômeurs en France et la possibilité pour les entreprises de délocaliser leur production dans des contrées accueillantes, la loi du marché n’est pas actuellement favorable au travailleur… mais c’est la loi. Cependant, en se plongeant dans le passé justement, on observe que les entreprises n’ont pas toujours souhaité son application. La Peste noire au quatorzième siècle représente une excellente illustration à ce propos. La population européenne diminue d’au moins 30% – certains avancent 50 %. La pénurie de main d’œuvre provoque une flambée des salaires. Ce n’est pas du goût de tout le monde. En 1349, le gouvernement anglais décide de geler la rémunération des travailleurs à son niveau d’avant la peste et les oblige à accepter tout emploi. Deux ans plus tard, un peine de prison est même prévue pour les ouvriers récalcitrants. Il s’agit de tordre le cou à l’«avidité exceptionnelle » des salariés. Cette instauration d’une forme de contrôle social préfigure le « livret ouvrier » mis en service en France sous Napoléon. Le but est de contrôler les déplacements des travailleurs de limiter leur mobilité pour faciliter l’organisation des entreprises. Quand on pense que le MEDEF reproche aujourd’hui à la population de ne pas être assez mobile, c’est mignon… Flexion, extension.
Au final, c’est la « loi du renard » plus que celle du marché qui prime. Il a en effet la réputation d’être malin comme un singe, Goupil. L’origine de cette loi, comme on la désigne savamment dans les milieux académiques, se rattache à une fable assez ancienne. Goupil et le loup Ysengrin s’ennuyaient ferme dans la forêt. Pour faire passer le temps, Goupil suggéra à Ysengrin de mettre des claques à Lapinou selon la règle « s’il a un chapeau sur la tête, on lui dira ‘quoi, tu as mis un chapeau !’ et on cognera ; et, s’il n’en a pas un sur la tête, on lui dira ‘quoi, tu n’as pas mis de chapeau’ et on le frappera ». La blague marcha tellement bien que les deux compères décidèrent de récidiver le lendemain. Pour être originaux, ils remplacèrent le coup du chapeau par des cigarettes selon la règle « si Lapinou propose des cigarettes avec filtre, on lui dira ‘quoi tu nous offres des cigarettes avec filtre !’ et on sortira la boîte à gifles ; et, s’il nous donne des cigarettes sans filtre, on lui dira ‘quoi tu nous offres des cigarettes sans filtre’ et on lui tapera dessus ». Le jour en question, pas rancunier pour un sou, Lapinou sortit la tête du terrier avec un sourire radieux. A la requête des deux taquins, il répondit innocemment « avec ou sans filtre, la cigarette ?
– quoi, tu n’as toujours pas de chapeau sur la tête !, s’offusqua Goupil, et, boum, lui administra une retentissante paire de claque ».
Conseils de lecture :
Collectif, Le roman de renart, Magnard, Paris, 2016.
Horrox Rosemary, The Black Death, Manchester University Press, Manchester, 1994.