DE GUERRE LASSE

George Patton expliquait que le but de la guerre « n’est pas de mourir pour son pays mais de faire en sorte que le salaud d’en face meure pour le sien ». Ses paroles semblaient avoir été oubliées comme la possibilité même d’une guerre – « quelle connerie » avait décrété le poète d’un ton martial. Et puis la Russie a décidé de dessouder l’Ukraine…

En fait, la pratique de la guerre n’avait pas totalement disparu mais le monde occidental la traitait en mode mineur. Entre « gens de bonne compagnie », entre dirigeants raisonnables, on finit toujours par trouver un compromis. L’activité paraissait réservée aux pays en développement. Quand les mœurs sont moins policées, des conduites brutales sont toujours concevables. Le conflit entre l’Ethiopie et l’Erythrée entre 1998 et 2000 l’illustre étonnamment. Deux des pays les plus pauvres s’étaient battus à propos du tracé de leur frontière. L’enjeu était des terres désertiques et inhabitées. Les dizaines de milliers de morts de cette guerre n’ont pas été l’objet de nombreux reportages dans nos contrées. Un pays riche, les Etats-Unis, est certes entrés en campagne contre l’Irak en 1991 et 2003 mais, malgré l’utilisation de forces conventionnelles, c’est surtout le mythe d’une guerre propre, moderne, qui est resté dans les mémoires. Grâce aux nouvelles technologies, il était possible de procéder à des frappes millimétrées épargnant les civils, voire neutralisant les méchants ennemis sans forcément les tuer. Et, là aussi, les diffuseurs ont évité aux téléspectateurs ces masses de cadavres qui auraient pu leur couper l’appétit.

Le combat des puissances occidentales contre le terrorisme ne correspond pas davantage à l’image d’Epinal de la guerre. C’est une lutte de basse intensité, dite asymétrique. On ne voit guère de morts et, sauf vague d’attentats ou évocation d’un soldat tombé en opération, nos populations n’ont pas vraiment conscience d’être en guerre. D’aucuns considèrent que la série de jeux vidéo Call of Duty, l’un des jeux les plus vendus de l’Histoire, est la preuve que la guerre demeure présente en toile de fond dans nos consciences. Pourtant, les morts y sont totalement virtuelles. Lorsque l’on perd, on recommence la partie avec une nouvelle vie après avoir bu un lait fraise. Personne ne risque la sienne. Les études scientifiques concluent que ces jeux ne poussent pas spécialement à adopter des comportements violents. Au pire, ils contribuent à former des individus décérébrés. Il n’est question que d’adrénaline. Quant aux films de guerre, même s’ils s’affirment de plus en plus réalistes, en raison du climat pacifique, le spectateur les appréhende comme des œuvres d’un autre temps. Ces soldats le ventre ouvert sont presque moins crédibles qu’un tricératops dans un film sur les dinosaures.   

Rappelons quelques fondamentaux : le but des belligérants est de remporter la victoire. Cela signifie que tous les moyens sont bons à cet effet. En outre, par contraste avec les siècles passés, les guerres sont devenues totales. Tandis que les militaires se battent, les civils participent à l’effort de guerre en faisant tourner l’économie, en produisant les armes nécessaires aux soldats. La frontière entre combattants et non combattants est parfois trouble. Les bombardements des villes allemandes par les Alliés durant la Seconde Guerre mondiale se comprennent dans cet esprit. L’intention était de casser la volonté de la nation allemande, entièrement engagée aux côtés de ses forces armées. Les dizaines de milliers de morts du bombardement de Dresde vaudraient aujourd’hui des poursuites à Churchill et à Roosevelt. Les belles âmes anglo-américaines organiseraient des manifestations expliquant sérieusement que, si les Alliés sont capables de telles horreurs, ils ne valent pas mieux que Hitler. La confusion entre les fins et les moyens est un danger supplémentaire de la guerre. Sans recul, toutes les hécatombes donnent l’impression de se valoir. Espérer que l’on abrégera ainsi la guerre est-il recevable ?   

Christopher Browning a décrit méticuleusement quelles atrocités un bataillon de réserve de la police allemande, composé de « gens ordinaires » a commises en Europe de l’Est – presque aucun de ses membres n’ayant demandé à être dispensé de ces massacres alors que cette option était offerte à tous. C’est certainement moins dû à une quelconque soumission à l’autorité, au magnétisme de l’uniforme comme l’a suggéré Stanley Milgram dans une célèbre expérience, qu’à la solidarité idéologique entre frères d’armes. Comme le constate Omer Bar Tov, au fur et à mesure que leurs camarades tombaient sur le front de l’Est, les soldats allemands étaient rassemblés en de nouvelles unités. Ils ne se connaissaient pas. La seule chose qui pouvait les cimenter, les faire tenir ensemble, était les valeurs du Reich. Quoi qu’il en soit, même si l’on met à part le racisme nazi, on comprend bien que la menace de dérive plane sur toute unité militaire. Un groupe de soldats sur qui on tire et qui, en conséquence, perd une partie des siens ne fera pas toujours preuve de discernement dans le feu de l’action. C’est inévitable. La qualité de la formation est essentielle.    

Durant sa conquête de l’Allemagne nazie, la soldatesque soviétique avait été responsable de viols et d’exactions de toutes sortes. Sur ce plan, aucun progrès ne paraît avoir été enregistré. Les événements d’Ukraine laissent entendre qu’aucun module d’éthique n’a été rajouté au cursus du soldat russe. Sans aller jusque-là, les scènes de démesure, d’hubris, inhérentes à la guerre, et qui ont été si bien relatées par Malaparte dans « Kaputt » montrent que le risque de dérapage est omniprésent. Pour autant, les exactions des troupes de Poutine sont suffisamment terrifiantes pour qu’on n’ait pas besoin d’en rajouter. Les Russes ne cherchent pas à exterminer le peuple ukrainien. Il n’y a donc pas de crime de génocide. Les Ukrainiens ont diffusé en boucle des images d’un couple de personnes âgées faisant sortir de leur jardin des soldats russes empruntés. Pareillement, les civils ukrainiens ont fini par être évacués de Marioupol. Ces deux situations auraient été impossibles avec les nazis dont l’attitude inhumaine est unanimement reconnue … sauf par quelques auteurs comme Jean Genet, dont nul n’a oublié le « On me dit que l’officier allemand qui commanda le massacre d’Oradour avait un visage assez doux, plutôt sympathique. Il a fait ce qu’il a pu – beaucoup – pour la poésie. Il a bien mérité d’elle ».

            La maxime (Raymond Devos) :

C’est pour satisfaire les sens qu’on fait l’amour ;
et c’est pour l’essence qu’on fait la guerre.

DANS LA TETE DE POUTINE

Les experts en géopolitique se sont pris les pieds dans le tapis sur les intentions du maître du Kremlin à propos de l’Ukraine. Comme ils ne réviseront jamais leur grille d’interprétation, ils ont réagi en changeant de domaine de compétence. Ils sont devenus psychologues et leur verdict est unanime : Poutine est fou ou irrationnel. Heu… juste lui ?   

La théorie du « pied dans la porte » est un grand classique en psychologie sociale. Cette technique de manipulation consiste à formuler une requête qui a peu de chances d’être refusée. L’objectif est de créer un phénomène d’engagement chez la personne cible. Il s’agit de la mettre dans de bonnes dispositions dans l’idée d’obtenir un service d’une importance plus conséquente. Le lien qui a été établi par le travail préparatoire initial augmente significativement la probabilité d’obtenir une réponse positive au moment où la seconde demande est exprimée. Jonathan Freedman et Scott Fraser ont mené une fameuse expérience démontrant l’efficacité du procédé. Ils ont d’abord sollicité des propriétaires de maison individuelle afin qu’ils posent un autocollant en faveur de la prudence au volant sur leur véhicule. Puis, quelques temps après, ils les ont recontactés pour qu’ils installent juste devant chez eux un panneau géant d’information sur la sécurité routière. Sans préparation, le taux d’acceptation avoisinait les 16 % mais, avec elle, il bondissait à 76 %. L’amorce évitait de se trouver face à une porte close. Cela s’appelle faire tomber quelqu’un dans le panneau.         

Les parents martèlent à leurs enfants hyperactifs : « On peut pas tout faire ! On peut pas tout faire ! » pour les inviter à se recentrer sur un nombre limité d’activités. Vladimir Poutine n’a pas dû écouter les siens. Le président russe est-il sourd ? Ah, cela expliquerait bien des choses. En tout cas, il s’est multiplié sur tous les fronts : judoka de haut niveau, chef d’Etat au long cours dans la catégorie politicien, crooner, maître espion, hockeyeur, gestionnaire de patrimoine et bien sûr serial killer. Alors, le module de « comportement en société » qui figurait au programme de sa formation est largement passé à l’as. Le public avait eu un premier échantillon de son approche iconoclaste quand il avait sadiquement positionné un énorme chien aux pieds d’Angela Merkel qui en a la phobie. Chez l’infatigable Vladimir, le rapport à autrui est quelque peu problématique. Résultat, le « pied dans la porte » a pris une tournure forcément originale chez lui : « Pied, chum-pied ? Porte, chum-porte ? Un obstacle se trouve sur ma route pour m’empêcher d’entrer dans la pièce ? Général Dourakine, apportez le bazooka et dégagez-moi ça tout de suite » et un boum plus tard : « Et voilà, la voie est libre. J’entre. Me voici, les amis ! ».

Difficile de donner la moyenne à cette application de la théorie, même quand l’étudiant vous jette son regard d’acier comme une arme laser létale. Pourtant, en affirmant reprendre le flambeau des hurluberlus qui ont fait la nique pendant des décennies au monde démocratique, Poutine s’est attiré mécaniquement la sympathie des ringards de tous bords. Un des principaux arguments invoqués par cette charmante équipe mérite l’attention. L’étudiant n’aurait pas mal assimilé son cours mais sa conduite relèverait en fait d’un autre champ d’analyse qui a été pompeusement baptisé par les spécialistes « le pied dans la merde ». Malgré les conseils de spectateurs témoins, un individu irresponsable s’avance sur un terrain plein de boue, convaincu qu’il le traversera sans dommage. Mais il comprend soudain que, s’il poursuit tout droit, sa situation s’aggravera. Il s’enfoncera de plus en plus jusqu’à être englouti. La solution pour lui consiste à rebrousser chemin et la question qui se pose est la suivante : comment les mêmes spectateurs tout éclaboussés décident-ils de réagir quand il implore de l’aide, tout en les vouant aux gémonies, les accusant d’avoir causé son propre malheur ?

Les enseignements en psychologie sociale et les leçons de l’histoire montrent un découpage en séquences  bien distinctes. Tout commence par une période d’invectives dans les deux sens : « Espèce d’idiot ! Pourquoi ne nous as-tu pas écouté quand nous t’avons prévenu que tu ne passerais jamais ? » contre « Si vous ne m’aviez pas retardé, je serais arrivé de l’autre côté sans trop de caca sur mes bottes ». La deuxième phase est celle des menaces également parfaitement équilibrées : « Nous ne te prêterons plus d’argent. Tu es trop bête » contre « Et moi je vais t’envoyer une bombe atomique sur la tête. Et, en plus, cela te fera mal, hein ! ». Arrive enfin le moment où les spectateurs tendent un bâton à l’abruti qui le saisit violemment. Tout en faisant machine-arrière, l’énergumène éprouve une immense frustration, une colère froide qui se traduit par une marche-arrière d’un genre très particulier. Son mouvement de recul s’accompagne d’un piètement sauvage. Il écrase le sol avec rage. Cela fait tellement de bien de se défouler ! L’homme se salit évidemment davantage mais il ne risque pas de glisser grâce à l’aide des spectateurs qui le stabilisent… et en sont récompensés par un surcroît de projections.

Drake Mikleiber, qui a contribué à affermir la robustesse du modèle des « pieds dans la merde », n’y va pas par quatre chemins, si l’on peut dire. Son avertissement porte sur la troisième séquence. Si les spectateurs se régalent d’abord du numéro de funambule de l’intrépide qui s’aventure loin dans le champ, dès lors qu’ils collaborent avec lui pour l’aider à s’extraire du bourbier où il s’est empêtré, ils changent de sentiment. Etant donné qu’ils font maintenant cause commune avec lui, ils commencent à pester contre la résistance du terrain. Ils souhaiteraient écourter cette opération de sauvetage puisque les saletés s’accumulent aussi sur eux. Tout cela pour dire que l’héroïsme ukrainien devient dérangeant quand la priorité est de sortir Poutine de l’ornière. C’est incompatible. Pour une fois, les politiciens qui ont préconisé de ne surtout pas vendre d’armes à l’Ukraine ont fait preuve d’une certaine cohérence. Leur but est que les citoyens de ce pays se fassent plus rapidement massacrer pour que nous puissions enfin prendre notre douche. Au moins, nous savons ce que les Ukrainiens sont au fond dans cette histoire.

La maxime (Edouard Herriot) :

La politique, c’est comme l’andouillette,

Ça doit sentir un peu la merde, mais pas trop.

TOUTES PROPORTIONS GARDEES

Le sens de la mesure est à la fois un bien qu’il est fortement recommandé d’avoir dans sa besace en même temps qu’il est difficile à acquérir par les temps qui courent. Tout ce qui est hors de proportion est regardé avec méfiance. Signe des temps, les excès de Gargantua et Pantagruel ne sont plus enseignés à l’école. Bénis soient les biens proportionnés.   

Au commencement étaient les mathématiques. Il existe un rapport de proportion arithmétique entre 1/2 et 4/8. Qui n’a pas entendu parler de la « règle de trois » ou « règle de proportionnalité » qui permet à partir de trois des nombres de trouver le quatrième : 1 = 4 x 2 /8.  De là, s’opère la bascule vers la « règle de droit ».  Datant du code d’Hammourabi et popularisée par la Bible, la loi du dite du « talion » – du mot latin « talis », tel, pareil – en est peut-être la formulation la plus célèbre : « œil pour œil, dent pour dent ».  Il s’agit d’une innovation majeure dans le fonctionnement de la justice. Si tu me voles une brebis ou une belle-mère, tu n’es pas tenu de m’en rendre trois mais simplement une. Beaucoup n’y ont vu qu’un principe d’équivalence sans discernement, ni humanité, profitant de l’occasion pour attaquer le peuple juif. Dans le « Marchand de Venise », Shakespeare transforme ainsi Shylock en individu déterminé à faire respecter strictement le droit, en l’occurrence un contrat qui autorise à prélever une livre de chair humaine d’un mauvais payeur. Or, la tradition juive montre que cette règle dépasse justement l’apparente correspondance brute.

Il n’est en effet pas question qu’un homme qui a perdu un œil puisse réclamer que le responsable de son malheur ait lui-même un œil crevé. Œil pour œil n’est pas une règle de justice aveugle. L’idée est plutôt d’octroyer à la victime un dédommagement pécuniaire en contrepartie du préjudice qu’elle a subi. En fait, le principe d’équivalence se heurte à un autre principe, celui de préservation de la vie et plus précisément ici de l’intégrité physique. L’indemnisation en espèces sonnantes et trébuchantes est finalement un compromis entre ces deux principes. C’est surtout en ce sens que la loi du talion se rattache à la proportionnalité juridique. Dans le sillage d’Aristote qui associe proportion et juste milieu, les juristes définissent la proportionnalité comme « un mécanisme de pondération entre des principes juridiques de rang équivalent, simultanément applicables mais antinomiques ». Illustration en ces temps de pandémie, la politique de santé publique, c’est-à-dire la défense de l’intérêt général, est susceptible de brider les libertés individuelles : masques, confinement…

L’évaluation de la politique gouvernementale est complexe, d’abord parce qu’il n’existe pas de précédent, ensuite parce que les études scientifiques sur l’efficacité de telle mesure ou telle autre sont parfois contradictoires, et enfin parce qu’il est toujours possible de se disputer autour des mêmes chiffres (« OK le confinement marche mais regardez les effets du confinement sur les enfants »). Est-ce que nos dirigeants nous empêchent de vivre ? N’y aurait-il pas moyen de faire autrement ? Est-il sûr que l’ouverture des restaurants italiens augmenterait significativement le taux de reproduction du virus ? Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que, dans certains pays, des associations aient entamé des recours en justice au nom du principe de proportionnalité. Le couvre-feu sauve-t-il suffisamment de vies pour justifier que nous soyons privés de pâtes et de pizzas. N’y a-t-il pas disproportion ? Chaque camp défend son point de vue avec les éléments d’information qui lui conviennent le mieux. L’équilibre entre les deux principes est précaire.

La question de l’« usage disproportionné de la force » est également très à la mode. Dans ce cas, ce sont la nécessité de faire respecter l’ordre public et la protection des libertés fondamentales qui s’opposent. Dans une démocratie moderne, tout le monde trouverait scandaleux que l’on tire au bazooka contre un manifestant qui se contente de narguer les autorités en lui adressant fièrement un doigt d’honneur. Même s’il s’agissait d’un Noir aux Etats-Unis, ce serait inacceptable. Le plus souvent, il n’est pas évident de trancher et le débat prend alors une tournure très technique ainsi que l’utilisation des lanceurs de balle de défense (LBD) à l’époque des « gilets jaunes » le montre : formation des tireurs, angle de tir… Ce qui rend la problématique encore plus épineuse est l’intolérance croissante que nos sociétés éprouvent envers le recours à la force physique. Etant donné la chute drastique du nombre de jours de manifestations en un demi-siècle, il n’y a aucune raison de supposer que le nombre de bavures policières a augmenté. Outre la diffusion d’images de ces scènes, ce qui a changé est notre hyper-sensibilité.

La meilleure façon de le vérifier est de porter un regard sur la guerre où, comme le disait George Patton, l’objectif est pourtant de faire en sorte que le type d’en face meure en héros pour son pays. Les conflits militaires à l’ancienne sont terminés. Vive les guerres propres ! Les criminels nazis ont été justement châtiés à Nuremberg – les plus voyants d’entre eux plus exactement. Cependant, à l’aune des critères désormais imposés aux belligérants, les dirigeants politiques (Roosevelt, Churchill, Staline) et militaires (Eisenhower, Joukov) des forces alliées auraient dû eux-aussi être jugés. Pour les bombardements des villes allemandes comme Dresde, sans même parler d’Hiroshima, ils étaient passibles de crimes de guerre. Or, non seulement ils n’ont pas été condamnés mais ils ont donné leurs noms à des avenues partout dans le monde. De nos jours, il n’est plus possible de s’en prendre à un ennemi sans avoir vérifié au préalable qu’il porte un uniforme distinct bien repassé, qu’il est clairement en train de nous viser, qu’il a préalablement fait l’objet de trois propositions sincères de cessation des hostilités, qu’aucun civil ne pourrait être touché par notre action et que les armes que nous utilisons figurent sur la liste autorisée. Pour faire la guerre, il nous reste au moins les jeux sur console. C’est ce qui s’appelle une consolation.

 La maxime :

Nous entrons dans un air raffiné

Où seuls les rhumes seront carabinés

EMMANUEL S’EN VA-T-EN GUERRE

Une chauve-souris à l’humour un peu douteux a mis la planète économique quasiment à l’arrêt. La France a peur. Les interventions martiales du président de la République suscitent pourtant de multiples interrogations.

corona

L’ambiance était à la paix universelle et au désarmement. La désescalade avait été entamée il y a une quarantaine d’années et tous les pays riches s’y soumettaient de bonne grâce. Aucun ne cherchait à se dérober à ses devoirs en termes de politique de santé. Tu baisses ton nombre de lits. Je baisse le mien. C’est ce que l’on appelle la rationalité mimétique. Les hôpitaux étaient considérés comme un coût, une dépense qu’il convenait de minimiser. Le défi était de taille : il s’agissait d’accompagner la hausse de la population par une… baisse dans les mêmes proportions des capacités hospitalières de long séjour, voire plus si affinités. Si les pays pauvres n’avaient pas été invités à participer à la fête, ce n’est pas par un quelconque ostracisme, c’est tout simplement parce qu’ils n’étaient pas suffisamment équipés. Ils n’avaient déjà que la peau sur les os.

La machine tournait bien. Il faut dire que de puissants outils de modélisation faisaient mouliner les données patiemment collectées. Il était quasiment possible de savoir combien de têtes d’oreillers étaient nécessaires dans les services de cardiologie, combien d’infarctus surviendraient d’après la température moyenne. Alors, la baisse du nombre de lits a été colossale, d’autant plus que le développement de la médecine ambulatoire permettait d’accélérer la rotation des patients sur un même lit. Dans ce contexte, la France se situait dans une honnête moyenne lorsqu’Emmanuel Macron est arrivé aux affaires. Pour le jeune et entreprenant président, il y avait moyen de faire beaucoup mieux. La protection sociale coûtait un « pognon de dingue ». C’était un véritable gaspillage. De la même manière qu’elle n’avait pas supprimé la pauvreté, elle n’avait pas aboli la mort non plus.

Rien ne résisterait au nouveau président sur ces questions. Il a ainsi réussi obtenir en janvier 2020 la démission de 1 000 chefs de service, signe que l’hôpital était enfin à poil. De ce point de vue, son discours de déclaration de guerre deux mois plus tard a été un véritable coup de tonnerre dans un ciel bleu. Si l’objectif était de surprendre le Covid19, la manœuvre était habile et particulièrement réussie. Comment imaginer que l’on monte au front en bermuda à fleurs, que l’on attaque un tel ennemi sans lits d’hôpitaux, sans tests de dépistage, sans masques pour les plus exposés ? Sa ruse a pris tout le monde à revers car, comme les stratèges de génie, il a superbement dissimulé son jeu. Quelques jours avant son premier discours, il assistait à une pièce de théâtre et, la veille encore, il invitait ses sujets à se rendre aux urnes… sans jeu de mot macabre.

Il faut se souvenir que la population a été tellement sidérée que, lorsque dans la suite de son discours, il s’est livré à un éloge appuyé de la protection sociale, une rumeur a enflé sur les réseaux sociaux : pour prononcer de telles paroles, le président avait forcément de la fièvre – il avait certainement lui-même été contaminé ! Ceci dit, et quelle que soit l’admiration que l’audace macronienne puisse susciter, il n’est pas interdit de s’interroger sur sa pertinence et son efficacité. Déjà le mot « guerre » fait forcément tiquer en France. Depuis le soleil d’Austerlitz, seul, le pays a méthodiquement accumulé les cuisantes débâcles. Bien sûr, il reste les Alliés, les Américains et les Britanniques qui, en 14-18 et en 39-45 ont permis à la France de renverser la vapeur mais, là, impossible de compter sur eux.

Commençons par les Etats-Unis. Le système de santé n’y est pas simplement délabré ou inaccessible à la majorité de la population. Les Ricains ont surtout été mal informés. Ils se sont précipités vers les armureries dont ils ont vidé les rayons. Ils pensaient devoir faire face à une bactérie. Or, leur adversaire est un virus, une particule d’une taille 20 fois inférieure environ ! Patatras ! La stratégie qui consiste à se munir de pistolets et mitrailleuses en tout genre est même devenue d’un coup dangereuse : combien de belles-mères tranquillement assises dans le salon risquent d’être confondues avec l’invisible ennemi ? Exit John Wayne. Si l’on ajoute les gesticulations de Donald Trump, la coupe est pleine. Rien ne prouve en effet que l’agitation des mots «génial », «terrible », «incroyable» et « énorme » parvienne à bien mieux freiner les ravages du coronavirus  que la chloroquine.

La situation n’est guère meilleure en Grande-Bretagne avec un Premier ministre lui-même malade qui peine à fixer un cap entre non intervention afin de constituer une «immunité de groupe » et confinement. Heureusement, une fois n’est pas coutume, les Allemands se sont alliés à la France dans cette guerre. Ils disposent de 25 000 lits avec assistance respiratoire. En bricolant, on peut en espérer au mieux 14 000 en France. De surcroît, les Teutons se sont préparés en amont et ont mis en place une politique de dépistage des cas suspects qui a limité la propagation du virus sans recourir à un confinement général. A ce stade, ils sont moins débordés et ont généreusement offert leurs capacités hospitalières. Pour une fois, ce sont des Français, malades qui plus est, qui envahissent l’Allemagne. Les temps changent.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, William Beveridge a commis un rapport à l’origine de l’Etat-providence britannique. Les bombes qui s’abattaient sur Londres ne distinguaient pas les riches des pauvres. Une logique de solidarité à l’intérieur de la société s’est imposée aux yeux de tous. La sécurité sociale française est née à la même époque. Ce sont de bons exemples. La crise du subprime en 2008 a fonctionné selon le principe de la privatisation des gains et de la socialisation des pertes. C’est un mauvais exemple puisque la solidarité visait uniquement à aider les riches. Stop le ruissellement. Souhaitons-nous tous d’être en bonne santé à la fin des hostilités pour voir le président Macron manger son chapeau et tenir ses engagements sur la protection sociale. Ce sera un délicieux spectacle.

Conseils de lecture :

Laver-vous les mains.
Et bien.

LA GRANDE BOUFFE…

Comment impressionner ses convives avec un menu sortant de l’ordinaire ? Les cuisiniers-ières rivalisent d’imagination à l’approche des fêtes. Tout est bon dans le réveillon. Tout ? Non en fait, parce que même si le champ des aliments possibles s’élargit de jour en jour avec les insectes, voire le quinoa, la dégustation de viande humaine demeure un tabou.

cannibale

Le cannibalisme est une pratique qui fascine en même temps qu’elle inspire un sentiment de dégoût. Elle renvoie spontanément à des rites tribaux. Selon certaines croyances, le guerrier consommant la chair de son ennemi s’empare de son énergie, sa puissance. Mais elle n’est pas l’apanage des cultures anciennes. Confrontés à des conditions de survies extrêmes, des hommes ont déjà été poussés à manger leurs pairs. D’Hannibal Lecter à Issei Sagawa, le Japonais saisi d’une passion dévorante envers une malheureuse étudiante, la liste des comportements déviants regorge d’actes d’anthropophagie. Le sentiment de répulsion est profondément ancré dans les cœurs. Dans le monde grec où les sociétés occidentales aiment à puiser, la mythologie était assez chatouilleuse sur le sujet. L’histoire du père de Zeus, Cronos, qui inscrivait ses enfants au menu de ses repas est supposé susciter l’effroi. La religion chrétienne n’est pas en reste non plus. Un véritable tabou s’installe bien que le sacrement de l’eucharistie par lequel le fidèle avale le corps et le sang du Christ soit parfois mal apprécié, notamment chez les Romains superbement taquins.

Les antispécistes ont raison sur un point : l’homme n’est ni seul, ni au-dessus du lot. Les animaux ne se privent effectivement pas de se nourrir de leurs congénères. Qui n’a pas été ému par ces documentaires animaliers dans lesquels un lion débarque dans une meute, limoge le mâle dominant puis désosse sa progéniture avant de s’en repaître ? Le nouvel alpha fait ainsi d’une pierre deux coups : il rend les femelles accessibles à ses avances tout en prévenant les problèmes de succession qui s’annoncent. L’exemple de la mante… religieuse est également bien connu. La femelle n’hésite pas à engloutir le mâle durant l’accouplement, en particulier si elle a une petit creux. Une charmante bestiole en vérité. Comme chez l’homme, elle vise à récupérer l’énergie nécessaire à la perpétuation de ses gènes. Des études sérieuses démontreraient que les humains et les animaux partagent une caractéristique commune supplémentaire : ils refusent conjointement de faire bombance avec des parties du corps de leur belle-mère. Une question de goût probablement.

Le mot « cannibaliser » a été transposé au monde des affaires. L’idée n’est pas pour autant d’établir un parallèle entre le « big business » et les peuples dits primitifs – ce qui serait, reconnaissons-le, désobligeant pour ces derniers. La cannibalisation des ventes signifie que l’attraction exercée par un produit est tellement intense qu’elle détourne les consommateurs d’un éventuel achat d’autres produits de cette marque. Le produit phare n’augmente pas les ventes de l’entreprise. Seule leur répartition entre les différents produits de la marque change. La cannibalisation est ici le signe d’un échec commercial mais, plus que cela, l’analogie avec les êtres vivants est discutable. En effet, un cannibale est supposé se sustenter avec des êtres appartenant à la même espèce comme lorsqu’un cobra royal ingurgite un autre serpent. Or, dans le cas de la stratégie d’affaires, ce ne sont pas les entreprises du même secteur, c’est-à-dire les concurrents, qui sont éliminés mais des produits fabriqués par la même entreprise. Tout se passe comme si un guerrier cannibale s’empiffrait de membres de son propre corps.

Que le rapprochement soit quelque peu abusif ne doit pas empêcher de s’intéresser aux circonstances qui mènent une entreprise à la cannibalisation de ses ventes. Pour cela, il convient de se plonger dans l’univers de la guerre. Casque vissé sur la tête, les stratèges éructent des directives à leurs subordonnés paniqués par les obus qui s’abattent dans un fracas assourdissant tout autour du quartier général de campagne. La réplique doit être aussi cinglante. Les canons d’artillerie, les avions se mettent à bombarder les sites où les forces ennemies ont été localisées. Cela tire dans tous les sens mais, bien que les repères se brouillent parfois, il est impensable de réduire l’intensité du feu. C’est dans ce contexte que surviennent les regrettables « tirs amis » – des soldats tuent leurs frères d’armes plutôt que leurs ennemis. George Patton avait pourtant averti : « L’objet de la guerre n’est pas de mourir pour son pays, mais de faire en sorte que le salaud d’en face meure pour le sien ». Quoique Montesquieu parle de « doux commerce », l’environnement des affaires ressemble à s’y méprendre à celui des conflits armés. Les bombes sont juste légèrement moins bruyantes.

Le quartier général des génies du management d’entreprises est habituellement situé dans des bâtiments flambant neuf qui en imposent. Ils ont troqué le treillis pour le costume-cravate mais la logique est identique : ne pas abandonner l’espace à l’ennemi, se positionner sur chaque segment du marché. Réfléchir ? C’est pour plus tard si on trouve le temps. Au moins, les militaires mettent leur vie en danger. Là, c’est uniquement leurs super bonus qui sont en jeu. Ces managers qui canardent à tout-va en arrivent inévitablement à cannibaliser leurs produits. Le Président de la SNCF, Guillaume Pepy, avait annoncé son intention de faire absolument de tout sauf de l’avion. Dans l’attente du rachat d’un porte-avion nucléaire qu’elle convertirait en bateau de croisière, la SNCF s’est donc positionnée sur le TGV et l’autocar. Comme sa politique de prix transformait le TGV en produit de luxe, elle a alors développé une offre low cost pour le train qui est immédiatement venue concurrencer ses autocars. La SNCF vient de les vendre à BlaBlaCar. Inouï, non ? Oui, oui ! Et que dire du cas d’école Epson ? Il y a une vingtaine d’années, cette entreprise a attaqué le marché des imprimantes laser. S’est ensuivie une guerre des prix dont le résultat a été la disparition des imprimantes matricielles dont elle était le leader. Et l’on sait, de surcroît, que « qui cannibalise ses ventes, cannibalise ses salariés ». Mais ceci est une autre histoire.

Conseils de lecture :

Kilani Mondher, Du goût de l’autre, Seuil, Paris, 2018.
Monestier Martin, Cannibales, Le Cherche Midi, 2000.