
Le digital / numérique est à l’honneur. Il suffit de prendre n’importe quel objet ou concept, de lui adjoindre le qualificatif de digital pour qu’il bénéficie dans la foulée d’une opération de ripolinage du meilleur aloi. Ainsi, si le marketing fait parfois sourire, le marketing digital impressionne. C’est du sérieux. Nous sommes d’un coup à la NASA.
Continuons avec le marketing. La discipline est confrontée à l’origine à un problème quasi insurmontable. Les dirigeants des petites entreprises sont des praticiens redoutables. Grâce à l’expérience accumulée au fil du temps, ils ont mis au point des stratégies d’une sophistication incroyable. Ainsi, deux frères new-yorkais qui possédaient une entreprise dans le textile avaient échafaudé un stratagème diabolique. L’un travaillait à la vente et l’autre dans l’atelier. Quand un prospect montrait de l’intérêt pour une tenue, le vendeur demandait à son frère si le prix était bien de 200 dollars. La réponse en provenance de l’atelier était 300 dollars mais, simulant la surdité, le vendeur reprenait : « OK, merci. Cela coûte donc 200 dollars ». Imaginant réaliser une super affaire, le client en achetait aussitôt trois unités. Le prix de vente souhaité par les deux frères était bien sûr de 200 dollars. En comparaison, le consultant en marketing paraissait d’une tendresse infinie avec son « prix psychologique » : « cher monsieur, vendez à moins de 10 euros, 9,90 par exemple, et ça partira comme des petits pains ». C’était vraiment gentil.
Dans ces conditions, toute entreprise de théorisation semblait relever de la gageure. Il s’agissait d’expliquer comment quelque chose qui fonctionne dans les faits pourrait fonctionner en principe. A partir de là, les spécialistes se sont lancés dans une quête éperdue de légitimité – d’où la définition du marketing, c’est un domaine caractérisé par l’emploi de concepts franglais vides de sens avec un maximum de gravité. Rendons justice aux marketeurs, leur imagination est sans limite et les champs du marketing se sont démultipliés à l’infini : marketing des couleurs, marketing expérienciel, marketing durable, marketing des enfants (en respectant une certaine éthique, hein, promis !), marketing tribal. Qui oserait affirmer que, si les deux frères new-yorkais avaient assisté à un séminaire sur le marketing des couleurs, ils auraient augmenté leurs ventes ? Bref, comme ce n’était toujours pas assez, il a fallu verser une dernière dose, l’adossement à des sciences pour donner un vernis inattaquable : neuromarketing, cybermarketing et marketing digital. La fusée a décollé.
Puisqu’il est question de nirvana, le moment est venu d’introduire un autre produit, le thermomètre digital. Il n’est évidemment pas question de doigt ici. Il sera d’ailleurs crucial de bientôt définir ce que l’on entend par digital. En attendant, avec ce thermomètre, nous sommes au fondement de la modernité. En effet, son prédécesseur, le thermomètre à mercure, ne restera pas dans les annales. Le volume de mercure contenu dans un tube de verre dépendait de la température que l’on pouvait lire grâce à des marques inscrites le long de ce même tube. Les complications propres à son utilisation ne manquaient pas. L’interprétation du niveau de mercure était déjà sujette à d’interminables discussions. Fallait-il lire 38°, 38,1° ou 38,2° ? Les familles se déchiraient. Sans compter qu’il était essentiel de secouer l’instrument pour remise à zéro afin éviter que la mesure ne fût biaisée.
Et puis, il y avait beaucoup plus dramatique. Le bris d’un thermomètre n’était pas à écarter. Normalement peu nocives, les lésions qui apparaissaient à cette occasion étaient susceptibles de dégénérer au contact du mercure qui est un produit terriblement toxique. Si l’on ajoute que ses vapeurs sont dangereuses, en particulier en milieu fermé, la coupe était pleine. Les anciens se souviennent que la prise de température avec un thermomètre à mercure s’apparentait à une attaque de commando. D’aucuns réclamaient l’extrême onction avant de s’y risquer. Son interdiction à des fins médicales a été vue comme un soulagement par la population. En conséquence, l’invention du thermomètre digital a été perçue comme une véritable bénédiction. Voici un instrument précis, simple d’utilisation et qui n’est pas une bombe à retardement plantée dans le derrière. On comprend l’attrait pour le digital qu’il a indirectement suscité.
Synonyme de numérique, le mot digital est lui-même source de confusion. Il s’agit d’un anglicisme puisqu’il est tiré de digit, qui signifie autant chiffre que doigt. Quand il est question de souligner le passage de l’information analogique à l’information numérique comme dans le cas du thermomètre, c’est tout-à-fait compréhensible : les chiffres de la température s’affichent directement. L’assimilation du cyber marketing à du marketing digital est moins immédiate et beaucoup la contestent, préconisant de se cantonner exclusivement à l’appellation marketing numérique. Quand on passe à la dématérialisation d’informations, on procède à une numérisation. Tout ce qui renvoie aux données du monde de l’informatique, du téléphone mobile est numérique… et par extension digital, qui est une espèce de sparadrap du capitaine Haddock. Une belle bagarre au nom de la langue française s’est engagée.
Le plus souvent, ce sont les puristes qui l’ont emporté, et même haut la main… on n’ose dire les doigts dans le nez. Que l’on parle de télévision, de radio, de son, de livre, de fracture, de bibliothèque, de signature, etc…, les Américains disent « digital » et nous, en France, « numérique », éventuellement « électronique » comme avec la monnaie. L’exception demeure le marketing. Même si les expressions « marketing numérique » ou « marketing électronique » sont employées, celle qui s’impose, qui jette vraiment, c’est « marketing digital », bien plus même que « e-marketing ». On remet le doigt sur un des traits fondamentaux du marketing déjà mentionné, à savoir l’esbrouffe. Un conseiller en « marketing électronique » ne pourra jamais justifier les mêmes émoluments qu’un expert en « marketing digital » qui, lui, nous fait forcément pénétrer dans une nouvelle dimension. Morale, à la différence de ce qui est enseigné aux enfants, on peut toucher énormément avec les doigts.
La maxime :
Quand finalement ça merdoie
C’est qu’on était à deux doigts