Il est assis à son bureau, le portable éteint. Plongé dans une réflexion intense, il ferme les yeux. Soupesant les avantages et les inconvénients de chaque situation, son but est de retenir celle qui défendra au mieux ses intérêts. Il est tellement concentré qu’il ne s’est pas rendu compte que son crâne est brûlant et que de la fumée s’échappe de ses oreilles. La pensée de l’homme rationnel est profonde.
Cette description n’est guère choquante. Elle correspond peu ou prou à l’image d’Epinal de la rationalité en action. Il s’agit en quelque sorte d’une incarnation de la pensée cartésienne. De nombreux auteurs ont examiné la rationalité sous toutes ses coutures. Le sociologue Max Weber fait notamment ressortir les comportements rationnels par rapport à des valeurs. Le capitaine qui choisit de se laisser couler avec son navire n’est pas fou à proprement parler. Il sait pertinemment que sa décision le destine à finir sa vie parmi les poissons mais elle demeure cohérente avec son engagement moral, le respect du code de la marine, qu’il place au-dessus de tout. De son côté, Herbert Simon a mis en exergue la notion de rationalité procédurale où, en raison de la complexité de l’environnement, l’objectif d’identifier la solution idéale se transforme en quête d’une issue simplement satisfaisante. A l’intérieur de cet ensemble de conduites estampillées rationnelles, la rationalité mimétique mérite d’être soulignée tant elle paraît atypique. En effet, à première vue, rien ne semble justifier que la copie des pratiques d’autrui donne un droit d’entrée dans ce club très select des comportements humains.
L’esprit grégaire est parfois tourné en ridicule. L’épisode des moutons de Panurge est connu de tous les écoliers : le mouton du héros rabelaisien est jeté dans l’eau et, dans son sillage, tout le reste du troupeau s’y précipite également. Pourtant, ces mêmes écoliers sont justement les premiers à recourir à la stratégie d’imitation. Le jour de l’interrogation écrite, quand ils ne connaissent pas la réponse, ils résistent rarement à la tentation de loucher en direction de la feuille du voisin. Si le premier inscrit sur sa feuille : « je ne sais pas », le second notera alors : « moi non plus ». Au-delà de la plaisanterie, la limite de la méthode est évidente puisque rien ne garantit que le camarade de classe pris comme modèle soit davantage calé que le copieur. Il n’empêche que, malgré ce risque, les avantages sont tout aussi apparents. En situation de totale ignorance, la possibilité de récupérer de précieuses informations existe. On ne perd rien à chercher l’inspiration au dehors. La rationalité mimétique n’est pas réservée qu’aux cancres. De leur chaise aux marchés financiers, il n’y a qu’un pas et, en ce lieu, les moutons se multiplient comme des lapins. En effet, tout en étant plongés dans l’incertitude, les traders y sont soumis à d’incessantes rumeurs.
Jusqu’ici, le mimétisme était lié à une action consciente mais, en fait, il s’étend largement au-delà des conduites faisant l’objet d’une forme de délibération. Des études terrain menées dans un cadre professionnel le démontrent amplement. Alexandre Mas et Enrico Moretti ont ainsi mesuré avec minutie le rythme de travail des caissiers d’une chaîne de supermarchés américains. Ils ont observé que les employés calquent leur comportement de façon quasi machinale sur leurs voisins de caisse. S’ils sont positionnés à proximité d’un collègue très rapide, ils accélèrent leur vitesse de scannage des produits alors que, au contraire, ils ralentissent le rythme quand le voisin est d’une lenteur manifeste. Cet exemple témoigne combien l’emprise du conformisme est forte en société. Les attitudes de nos pairs nous servent de boussole. Avec beaucoup de délicatesse, le PDG d’Orange avait qualifié de « mode » la succession de suicides dans l’entreprise qu’il dirige. Cependant, sur le fond, son constat était assez juste. Se sentant totalement déclassé, un collaborateur avait fin à ses jours. D’autres, dans la même situation, avaient été influencés. En d’autres termes, la médiatisation de comportements considérés comme anormaux, inévitable dans une société ouverte, conduit à leur répétition.
Le bâillement a fait l’objet de recherches paradoxalement passionnantes. Quand une personne ouvre grand la bouche, il n’est pas rare qu’elle suscite un imitateur, voire une stimulante réaction en chaîne. Ce n’est pas précisément une contagion virale mais plutôt l’empathie qu’il convient d’invoquer pour rendre compte du phénomène. L’homme est capable de se mettre à la place de ses congénères, de ressentir ses émotions, sa joie, sa peine, sa colère, sa fatigue ou son ennui. Les petits malins jouent d’ailleurs de l’empathie avec habileté. Un bon négociateur n’hésitera pas à reprendre certaines des expressions employées par son interlocuteur mais aussi sa gestuelle et ses mimiques. Il n’existe pas de meilleure manière pour arriver à un résultat satisfaisant dans une transaction commerciale, mis à part les pots-de-vin. Attention toutefois à ne pas forcer le trait. En singeant son vis-vis, la probabilité de lui taper sur le système est loin d’être nulle.
Pour conclure, rappelons que l’ambivalence du mot « même », qui signifie unique (« moi-même ») tout autant qu’identique (« même robe »), est source de tension. Avec la notion de « désir mimétique », l’anthropologue René Girard explique que l’individu aspire à s’approprier ce que l’Autre possède. L’envie est son moteur. Comme par hasard, l’enfant désire le jouet de son camarade mais aucun de ceux qui sont disponibles dans l’espace de jeu. Cette rivalité débouche sur de la violence : les deux enfants finissent par se crêper le chignon. En raison de l’omniprésence du désir mimétique, la stabilité du corps social se trouve menacée. Le risque d’implosion générale est même élevé. Le sacrifice d’un bouc-émissaire permet alors de détourner l’agressivité de chacun vers une victime qui possède deux caractéristiques : elle est suffisamment distante du groupe pour que ses membres ne se sentent pas trop concernés par son sort et, simultanément, elle en est suffisamment proche afin que les passions puissent se libérer. La ménagerie est pleine cette fois : les moutons ne sont plus des lapins mais des boucs.
Conseils de lecture :
Girard René, Le bouc émissaire, Le Livre de Poche, Paris, 1986.
Maurin Eric, La fabrique du conformisme, Paris, Seuil, 2015.