Le prélèvement à la source a suscité un tel psychodrame en France qu’il a même été envisagé de l’annuler à la dernière minute. Le gouvernement ambitionnait de montrer qu’il prenait soin du pouvoir d’achat des citoyens. Alors, malgré l’instruction d’écrire en gros caractères sur la fiche de paie le salaire net, les Français n’auraient peut-être pas compris.
Pour mettre au jour les spécificités de la psyché humaine, les économistes organisent en laboratoire parfois des expériences savamment construites. Lorsqu’il est question de l’illusion monétaire, il n’est nul besoin de se donner tant de peine. Il suffit de se plonger dans la vie de tous les jours. Reprenons depuis le début. Selon la théorie standard, un individu rationnel sera sensible à son salaire réel qui, précisons-le, n’est pas son salaire net. Le salaire réel d’un individu est en fait son pouvoir d’achat. Il reçoit de la part de son employeur un salaire nominal, justement son salaire net, mais il doit tenir compte de l’inflation. Dans la situation A, un agent économique perçoit 100 euros tandis que le prix du Carambar est de 1 euro ; dans la situation B, son salaire est 120 euros et le prix du Carambar est de 2 euros. Dans le premier cas, il peut en acheter 100 et dans le second seulement 60. S’il est rationnel, il préférera la situation A où son salaire est moindre puisque, dans la situation B, son pouvoir d’achat est rogné par l’inflation. Le consommateur est un fier homo oeconomicus, assurément pas un misérable homo cretinus.
Pourtant, ce joli schéma théorique ne se vérifie pas toujours dans la réalité. J’imagine certains lecteurs constater, mi amusés, mi dépités, que l’hypothèse est fausse parce qu’ils connaissent un nombre non négligeable de personnes dignes d’entrer dans la catégorie homo cretinus. Il ne s’agit pas de remettre en cause le bien-fondé de leur jugement mais, en l’espèce, l’explication se situe ailleurs. En vérité, il existe une sorte de décalage entre l’instant où l’individu exulte après avoir jeté un œil sur sa fiche de paie et celui où il entre dans le magasin pour faire ses emplettes. L’augmentation du salaire est visible à l’œil nu tandis que celle des prix est plus discrète. Le vendeur qui pratique la valse des étiquettes ne va pas la mettre en musique dans un spot publicitaire. C’est uniquement lorsque le consommateur passe à la caisse qu’il se rend compte que, dans la situation B, il y a moins de Carambars dans son caddie. Dans la séquence suivante, et justement parce qu’il n’est pas un homo cretinus, le salarié va s’empresser de réclamer une augmentation de salaire à son patron pour compenser cette érosion silencieuse de son pouvoir d’achat. L’individu est susceptible d’être victime d’une illusion monétaire.
Sur le plan historique, il apparaît que l’inflation a permis d’atténuer les conflits sociaux en France depuis les années 1950 jusqu’au début des années 1980. Une augmentation artificielle de la taille du gâteau à partager entre le capital et le travail a conduit chaque camp à croire que sa propre part était devenue plus conséquente. Les salariés se réjouissaient des hausses de salaires… avant de déchanter en comptant le nombre de carambar qu’ils étaient en mesure de glisser dans leur caddie. Ils réclamaient de nouvelles augmentations salariales lesquelles leur étaient aussitôt accordées sans que leur pouvoir d’achat n’évolue davantage. C’est une véritable spirale qui s’enclenchait. Les entreprises s’y adaptaient sans difficulté puisque, afin de compenser la flambée de leurs coûts salariaux, elles relevaient à chaque fois leurs prix. Cette mécanique a donc duré jusqu’au milieu des années 1980. Depuis cette période, tous les gouvernements, de droite comme de gauche, se sont attelés à tordre le coup à l’inflation – mission tellement bien accomplie que la spectre de la déflation a été frôlé à plusieurs reprises.
L’inflation trompait vraiment les agents économiques en leur suggérant une fausse bonne nouvelle et les pouvoirs publics ont joué habilement de cette erreur puisqu’elle favorisait la paix sociale. Dans le cas du prélèvement à la source, c’est exactement le contraire. L’illusion d’optique crée le sentiment d’une fausse mauvaise nouvelle – d’où les tergiversations du gouvernement à propos de sa mise en œuvre en raison de la proximité des élections européennes. Bien sûr, il y a des exceptions : les actifs qui partent à la retraite peuvent pavoiser et les nouveaux arrivés sur le marché du travail y laissent des plumes, sans compter les problèmes de trésorerie pour les ménages bénéficiant de crédit d’impôt. Pourtant, sur le fond, rien ne change pour la majorité des contribuables : que le montant de l’impôt soit prélevé directement sur le salaire ou qu’il soit acquitté à partir du compte bancaire après versement de l’intégralité de la rémunération est sans aucun effet sur leur pouvoir d’achat. Cela n’empêche pas que la crainte d’une perte soit très prégnante dans la population. Le côté ubuesque de la situation a été alimenté par les faux débats tels que le fantasme de « l’année blanche », année où n’aurions pas payé d’impôts.
Avec un recul supplémentaire, les choses sont encore plus surréalistes. Les mesures économiques libérales se sont accumulées sans discontinuer en France. Personne ne reprochera au gouvernement un quelconque manque de cohérence dans sa stratégie. La baisse du taux d’imposition sur les bénéfices et des charges salariales, la flexibilisation du marché de travail ou même l’orientation qui est donnée à la formation professionnelle sont des signaux forts. Le patronat a dit merci. Des économies ont dû être effectuées en contrepartie. Les aides publiques au logement (APL) et les retraites ont ainsi été soigneusement rabotées. Ce n’est pas une illusion ici mais des faits. Les décideurs publics ont courageusement assumé leurs choix. Pendant longtemps, leur traitement objectivement âpre des classes moyennes et défavorisées ne les a pas inquiétés. Les voir trembler sur le prélèvement à la source, qui est politiquement plus neutre, était assez hallucinant. Puis sont venus les gilets jaunes.
Conseils de lecture :
Bezbakh Pierre, Inflation et désinflation, La Découverte, Paris, 2011.
Aglietta Michel et Orléan André, La violence de la monnaie, PUF, Paris, 1992.