A LA CROISEE DES CHEMINS

Tout le monde n’a pas forcément eu la chance de travailler dans la police mais le cinéma compense heureusement cette carence. De nombreux films montrent des représentants de l’ordre sanctionnés à la suite d’une bavure. Quand ils ne sont pas mutés dans la Nièvre, ils sont affectés à la circulation avec un bâton blanc et un sifflet. D’où ces regards souvent goguenards dans leur direction…

Les départs en vacances s’accompagnent inévitablement d’effets indésirables. Le premier août marque le début des grandes transhumances pour d’interminables troupeaux d’estivants. Des bouchons, des retenues dit-on avec tact, se forment dès le coup de feu du starter. Avançant pare-chocs contre pare-chocs, les véhicules s’éclatent à la queue leu leu sur des dizaines de kilomètres. Les grands axes sont le terrain de prédilection de ces rassemblements spontanés. En proposant des itinéraires de délestage, « Bison fûté » ou Waze permettent de contourner tous ces points chauds. Induisant une sorte de rétrécissement, la jonction de deux flux abondants de voyageurs annonce une route de tous les dangers. De manière plus générale, les carrefours et croisements en tous genres sont perçus comme une menace pour la fluidité du trafic. C’est pour réduire le risque d’accident que les feux de signalisation ont été imaginés – leur prototype londonien, alimenté au gaz, date de 1868. Gare aux intersections !

La trajectoire personnelle de l’Américaine Kimberlé Crenshaw est particulièrement bien documentée. Il s’agit d’une brillante juriste qui exerce ses talents à la fois comme avocate et comme universitaire. Ses impressionnants états de service ne disent pourtant pas grand-chose de l’essentiel. Comment cette intellectuelle de renom fait-elle pour se déplacer au quotidien ? Possède-t-elle un véhicule automobile ou a-t-elle délibérément opté pour le statut piéton ? Puisqu’elle est connue pour avoir porté la « théorie de l’intersectionnalité » sur ses fonds baptismaux, on aurait tendance à en inférer qu’elle se déplace exclusivement à pied – d’où son ignorance des subtilités de la circulation automobile et des problématiques afférentes. Se lancer dans l’invraisemblable promotion des événements qui se produisent à un carrefour, au croisement de routes, peut se comprendre à l’aune de son amour de la marche. Qu’elle ait suscité autant d’adeptes est malgré tout incroyable. Le monde n’est pas rempli de piétons…

La théorie de Crenshaw part du constat que les droits de plusieurs groupes sociaux sont bafoués : les femmes, les Noirs, les LGBTQI+, les musulmans, etc… Comme leurs combats respectifs sont censés se faire écho, ils doivent agréger leurs forces. Le proverbe qui résume l’intention sous-jacente est « l’union fait la force ». C’est également la devise de la Belgique, un pays en pleine forme comme chacun sait. Ce schéma pourrait fonctionner s’il existait un unique dominant qui possède la capacité de cimenter les efforts des minorités en souffrance. Quelques « tous ensemble, tous ensemble,  hé, hé » plus loin, on se rend compte qu’il n’en est évidemment rien. Tous les conflits entre groupes sociaux ne reposent pas sur les mêmes lignes de fracture. Alors, au point de rencontre, à l’intersection, ça se bouscule fortement. C’est la pagaille et le policier avec son bâton blanc de circulation n’y peut pas grand-chose. Ces collectifs n’ont pas les mêmes intérêts et s’opposent les uns aux autres. Peut-on par exemple défendre les femmes afghanes sans être taxé d’islamophobie ?

Rachel Khan est une personne aux multiples facettes – sportive, danseuse de hip-hop, juriste, écrivaine…  Dans « Racée », elle décrit sa tentative d’intégrer des groupes qui carburent à l’intersectionnalité. Elle était convaincue de cocher toutes les cases :  femme, Noire, Juive. A ces trois titres, elle se sentait discriminée, certes pour des raisons différentes à chaque fois, mais discriminée tout de même et espérait trouver des compagnons de lutte. S’agit-il d’une fausse candeur comme l’affirment ses détracteurs, ou avait-elle la tête dans les étoiles ? « Les racines du ciel » est l’un de ses ouvrages favoris mais gare au Gary (Romain) : il vous fait manifestement planer et perdre le sens des réalités. On a vite fait comprendre à la malheureuse en des termes peu amènes que sa présence était incongrue. Elle avait sa place comme femme et comme Noire assurément mais certainement pas si elle revendiquait également une identité juive.

En l’occurrence, puisque les Juifs sont supposés être des Blancs oppresseurs, des capitalistes exploiteurs grâce à leurs ressources financières inépuisables, et probablement sionistes par-dessus-le marché, sa simple présence créait une monstrueuse dissonance cognitive chez les intersectionnistes. Ceux-ci se débrouillent très bien de l’existence de Noirs qui refusent de s’associer à leur radicalisme. Ils les considèrent comme des traitres à la cause et les qualifient simplement de « Bounty », Noirs à l’extérieur et Blancs à l’intérieur, mais ils étaient bien au-delà avec Rachel Khan. Ils faisaient face à un souci d’un autre ordre : un ennemi juré demandait leur soutien afin qu’ils combattent ensemble au nom des principes de solidarité qui les guident. Comment était-il possible de se sentir simultanément maltraité en tant que Noir et en tant que Juif ? A côté de ce casse-tête inextricable, le bug de l’an 2000 est ce que l’on appelle avec familiarité du « pipi de chat ».  

La situation est d’autant plus ridicule qu’il n’existe aucune fatalité en la matière. A un carrefour, il arrive que les feux soient verts ou qu’aucune voiture ne vienne vous couper la route. Dans les années 1960, aux Etats-Unis, le pasteur Martin Luther King et le rabbin Abraham Heschel marchaient la main dans la main pour la défense des droits civiques des Noirs. Il n’y avait rien de mécanique, juste des êtres humains qui militaient ensemble pour réformer le système, pour le rendre plus juste. Dès lors que les idéaux du pasteur ont été dépassés par des extrémistes qui s’inscrivaient dans une logique de ressentiment politico-religieux, de démolition plus que de construction et de progrès, l’entente a éclaté. Quand on lit la prose de ces gens-là, le sentiment qui se dégage est que leur mise en avant d’injustices réelles n’est qu’un prétexte pour renverser l’ordre social. C’est pourquoi, si les handicapés sont tolérés chez les intersectionnistes, ils sont peu mis en avant. Ce sont des personnes qui cherchent fondamentalement à s’insérer, pas à détruire. Un homme en fauteuil à un carrefour ralentit le flux des véhicules.   

Maxime (Marcel Achard) :

Le piéton est un microbe qui vit dans les artères

Et gêne la circulation