A la manière de Lucky Luke qui dégainait plus rapidement que son ombre, Nadine Morano a confessé un jour : « je tape plus vite que mes doigts mais je corrige plus vite que ma pensée ». Que personne ne se moque. Elle est en effet loin d’être seule dans cette folle course contre la montre. C’est même un signe des temps.
L’accélération du temps est un trait de la modernité. En suivant son mouvement caméra sur l’épaule, Harmut Rosa souligne la place qu’y occupe le progrès technique. C’est un véritable déclencheur de la sarabande. En quelques décennies, la vitesse des transports personnels a augmenté de 102 % et celle du traitement des données de 1010 %. Jusqu’à l’invention du chemin de fer, les armées se déplaçaient avec une lenteur extrême malgré les efforts de Napoléon Ier en la matière. Aujourd’hui, qui n’a pas effectué un petit vol en navette spatiale ? De la même manière, le travail nocturne n’était envisageable qu’à la lueur des bougies. Aujourd’hui, non seulement les entreprises sont parfaitement éclairées de jour comme de nuit mais, grâce aux nouvelles technologies, l’homme est en mesure de poursuivre son labeur en transposant son bureau chez lui. Parce que ce changement technologique se traduit immédiatement en des termes économiques poétiques comme réduction des coûts. Les entreprises sont évidemment très demandeuses de ces évolutions même si elles sont quelque peu aliénantes pour la population.
Trait essentiel, ces transformations requièrent de la polyvalence. De nos jours, par exemple, un chef de service est conduit à gérer son propre emploi du temps et à traiter son courrier, en tout cas ses mails, sans le secours de son assistante. Pire que cela, tout individu est invité à accomplir plusieurs tâches simultanément. L’étudiant en cours prend des notes, tout en se lançant dans des échanges spirituels avec son voisin, en suivant une série sur son ordinateur et en envoyant des SMS à ses nombreux contacts. Pour lutter contre la compartimentation de la pensée, il n’y a certainement pas mieux. Maintenant, les vieux sages rappellent que, quand on veut être partout au même moment, on n’est nulle part en fait… La tendance n’est pas à profiter des économies de temps permises par la technologie mais d’exploiter cette dernière de façon optimale. Ce ne sont pas les fins qui décident des moyens mais l’inverse. L’homme est asservi par cette sophistication. Ivan Illich l’a libellé ainsi : « L’outil simple, pauvre, transparent est un humble serviteur ; l’outil élaboré, complexe, secret est un maître arrogant ».
Cette aspiration dans l’engrenage des technologies accessibles – pourquoi donc jouer les pisse-vinaigre et se priver ? – n’est pas sans conséquence pour l’équilibre de l’être humain. La modification de son régime alimentaire lui a certes fait gagner quelques centimètres et quelques kilogrammes mais il semble tout près d’atteindre le plafond de ses capacités physiologiques. Les années passent et la vitesse du pet ordinaire reste désespérément scotchée à 6 kilomètres heure. Une pratique frénétique n’y change rien : malgré tout son entraînement, l’athlète peine à dépasser les 36 kilomètres heure sur 100 mètres. Le sentiment d’écrasement par la technologie pourrait être démoralisant si l’homme n’avait justement pas puisé en cette dernière un moyen de repousser ses limites personnelles. Ce n’est pas la réalité qu’il convient d’augmenter mais carrément les potentialités humaines. Bienvenue dans l’univers du transhumanisme avec ses promesses extraordinaires : la mort de la mort – y compris, celle des cons – ou, si l’on en croît Ray Kurzweil, la possibilité de transférer mémoire et esprit sur des ordinateurs.
L’idée d’une émancipation des processus organiques suscite des phantasmes au sein de la population. Olivier Rey souligne à quel point les apôtres du transhumanisme sont incohérents puisque, selon la critique qui leur est adressée, ils n’hésitent pas à justifier leur position en employant des arguments incompatibles entre eux. Ils essaient tout d’abord d’appâter en insistant sur le côté révolutionnaire de leurs projets mirobolants, à même d’apporter la félicité à tous. Une « ingénierie du paradis » est à portée de main. Face aux sceptiques, ils changent de discours et prétendent que, tout compte fait, le transhumanisme n’a rien de singulier. Il s’inscrit dans la logique du progrès scientifique. Nous conduisons des automobiles et nous nous soignons avec des antibiotiques. Finalement, quelle différence y a-t-il entre des lentilles correctrices et des puces implantées dans le cerveau ? Pour ceux qui feraient encore « glups », il existe un dernier type d’explication : cette évolution est inéluctable. Il est préférable de suivre le mouvement afin d’en tirer des dividendes scientifiques comme économiques.
Les inquiets sont accusés d’être des passéistes, juste capables de répéter en boucle « comme c’était mieux, avant ! ». Heureusement qu’une catégorie d’homme ouverte au progrès, sans tabous, et déterminée à nous organiser un avenir radieux, tire la science. Leur action consiste à militer pour retirer tous les freins, éthiques principalement, aux avancées scientifiques. Leur arrogance est en phase avec leurs projections sur le devenir de l’homme. Elle est sans limite. Leurs efforts pour convaincre les pouvoirs publics et les commissions éthiques, ne sont pas démesurés. Les autorités ne peuvent être en effet considérées comme d’authentiques poils à gratter. Science et technologie offrent des services. Pourquoi les refuser alors que les demandes individuelles sont insatiables ? Quel motif invoquer pour interdire à une mamy de donner le jour à des enfants… d’autant que, si elle devient un jour immortelle, elle les accompagnera un bon bout de chemin. Laurent Alexandre est l’archétype de ces scientifiques décomplexés. Favorable à une forme d’eugénisme, il souhaite favoriser la maternité chez les femmes douées. Qui sait si les moins futées ne seront pas un jour interdites de procréation. A moins que la thérapie génique ne s’en mêle. Qui veut faire l’ange fait la bête, disait Pascal.
Conseils de lecture :
Rey Olivier, Leurre et malheur du transhumanisme, Desclée de Brouwer, Paris, 2018.
Rosa Harmut, Aliénation et accélération, La Découverte, Paris, 2014.